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Pas encore un jour


"Peut-être vous n'avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs"
Don Juan ou le Festin de pierre, IV, 6

De même que l'avertissement contre "l'endurcissement au péché", la menace de l'imminence possible de la mort et de la nécessité de la conversion immédiate avaient constitué un motif des sermons suivants de Bossuet, prêchés lors du Carême du Louvre en 1662 :


(1)

Telle est la vie d'un homme du monde ; et presque tous ceux qui m'écoutent se trouveront tantôt, s'ils y prennent garde, dans quelque partie de la parabole. Mais voyons enfin, chrétiens, quelle sera la fin de cette aventure. La mort, qui s'avançait pas à pas, arrive imprévue et inopinée. On dit à ce mondain délicat, à ce mondain empressé, à ce mondain insensible et impitoyable, que son heure dernière est venue. Il se réveille en sursaut comme d'un profond assoupissement ; il commence à se repentir de s'être si fort attaché au monde, qu'il est enfin contraint de quitter; il veut rompre en un moment ses liens, et il sent, si toutefois il sent quelque chose, qu'il n'est pas possible, du moins tout à coup, de faire une rupture si violente. Il demande du temps en pleurant pour accomplir un si grand ouvrage, et il voit que tout le temps lui est échappé.
(éd. de 1862, t. IX, p. 180)

Que faites-vous cependant, grand homme d'affaires, homme qui êtes de tous les secrets, et sans lequel cette grande comédie du monde manquerait d'un personnage nécessaire ; que faites-vous pour la grande affaire, pour l'affaire de l'éternité? C'est à l'affaire de l'éternité que doivent céder tous les emplois; c'est à l'affaire de l'éternité que doivent servir tous les temps. Dites-moi, en quel état est donc cette affaire? — Ah ! j'y veux penser, direz-vous ? — Vous êtes donc averti que vous êtes malade dangereusement, puisque vous songez enfin à votre salut. Mais, hélas ! que le temps est court pour démêler une affaire si enveloppée que celle de vos comptes et de votre vie ! Je ne parle point en ce lieu, ni de votre famille qui vous distrait, ni de la maladie qui vous accable, ni de la crainte qui vous étonne, ni des vapeurs qui vous offusquent, ni des douleurs qui vous pressent ; je ne regarde que l'empressement. Ecoutez de quelle force on frappe à la porte ; on la rompra bientôt si l'on n'ouvre. Sentence sur sentence, ajournement sur ajournement pour vous appeler devant Dieu et devant sa chambre de justice. Ecoutez avec quelle presse il vous parle par son prophète : « La fin est venue, la fin est venue; maintenant la fin est sur toi; et j'enverrai ma fureur contre toi, et je te jugerai selon tes voies; et tu sauras que je suis le Seigneur. » O Seigneur, que vous me pressez! encore une nouvelle recharge : « La fin est venue, la fin est venue ; la justice, que tu croyais endormie, s'est éveillée contre toi; la voilà qu'elle est à la porte : » Finis venit, venit finis; evigilavit adversùm te : ecce venit. « Le jour de vengeance est proche. » Toutes les terreurs te semblaient vaines, et toutes les menaces trop éloignées; et « maintenant, dit le Seigneur, je te frapperai de près, et je mettrai tous tes crimes sur ta tête, et tu sauras que je suis le Seigneur qui frappe. » Tels sont, Messieurs, les ajournements par lesquels Dieu nous appelle à son tribunal. Mais enfin voici le jour qu'il faut comparaître : Ecce dies, ecce venit : egressa est contritio. L'ange qui préside à la mort recule d'un moment à l'autre pour étendre le temps de la pénitence ; mais enfin il vient un ordre d'en haut : Fac conclusionem : Pressez, concluez ; l'audience est ouverte. le Juge est assis, criminel, venez plaider votre cause. Mais que vous avez peu de temps pour vous préparer! O Dieu, que le temps est court pour démêler une affaire si enveloppée que celle de vos comptes et de votre vie ! Ah! que vous jetterez de cris superflus ! Ah ! que vous soupirerez amèrement après tant d'années perdues ! Vainement, inutilement. Il n'y a plus de temps pour vous; vous entrez au séjour de l'éternité.
(ibid., p. 190-191)

(2)

O poids des grâces rejetées, poids des bienfaits méprisés, plus insupportable que les peines mêmes; ou plutôt et pour dire mieux, accroissement infini dans les peines! Ah! mes frères, que j'appréhende que ce poids ne tombe sur vous, et qu'il n'y tombe bientôt! Et en effet, chrétiens, si la grâce refusée aggrave le poids des supplices, elle en précipite le cours. Car il est bien juste et bien naturel qu'un cœur épuisé par l'excès de son abondance, fasse tarir la source des grâces pour ouvrir tout à coup celle des vengeances; et il faut, avant que de finir, prouver encore en un mot cette vérité.

Dieu est pressé de régner sur nous. Car à lui, comme vous savez, appartient le règne, et il doit à sa grandeur souveraine de l'établir promptement. Il ne peut régner qu'en deux sortes, ou par sa miséricorde, ou par sa justice. Il règne sur les pécheurs convertis par sa sainte miséricorde. Il règne sur les pécheurs condamnés par sa juste et impitoyable vengeance. Il n'y a que ce cœur rebelle qu'il presse et qui lui résiste, qu'il cherche et qui le fuit, qu'il touche et qui le méprise, sur lequel il ne règne ni par sa bonté ni par sa justice, ni par sa grâce ni par sa rigueur. Il n'y souffre que des rebuts plus indignes que ceux des Juifs dont il a été le jouet.

Ah ! ne vous persuadez pas que sa toute-puissance endure longtemps ce malheureux interrègne. Non, non, pécheurs, ne vous trompez pas, le royaume de Dieu approche : Appropinquavit : il faut qu'il y règne sur nous par l'obéissance à sa grâce, ou bien il le léguera par l'autorité de sa justice. Plus sont grandes les grâces que vous méprisez, plus la vengeance est prochaine. Saint Jean commençant sa prédication pour annoncer le Sauveur, dénonçait à toute la terre que la colère allait venir, que le royaume de Dieu allait s'approcher ; tant la grâce et la justice sont inséparables. Mais quand ce divin Sauveur commence à paraître, il ne dit point qu'il approche, ni que la justice s'avance; mais écoutez comme il parle : « La cognée est déjà, dit-il, à la racine de l'arbre : » Jam securis ad radicem arborum posita est. Oui, la colère approche toujours avec la grâce ; la cognée s'applique toujours par le bienfait même ; et la sainte inspiration, si elle ne nous vivifie, elle nous tue.
(t. IX, p. 479-480)




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