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Vos yeux ont fait ce coup fatal


- "Et vous devez savoir que vous avez blessé
Un coeur qui de s'en plaindre est aujourd'hui forcé.
[...]
- Moi, j'ai blessé quelqu'un ! fis-je toute étonnée.
- Oui, dit-elle, blessé, mais blessé tout de bon ;
Et c'est l'homme qu'hier vous vîtes du balcon.
- Hélàs ! qui pourrait, dis-je, en avoir été cause ?
Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose ?
- Non, dit-elle, vos yeux ont fait ce coup fatal,
Et c'est de leurs regards qu'est venu tout son mal."
L'Ecole des femmes, II, 5 (v. 509-518)

Dans La Précaution inutile de Scarron et dans celle de d'Ouville, la vieille entremetteuse tenait un discours très proche de celui que rapporte ici Agnès (1).

Le motif des yeux "blessants" - et de la guérison que leur atteinte nécessite - venait d'être utilisé, sur le mode ludique, dans l'une des conversations de L'Esprit de cour (1662) de René Bary (2).

Il constitue un lieu commun, particulièrement vivace dans la première moitié du siècle. Dans La Sylvie de Mairet, les yeux portaient également une atteinte "fatale" (3). On trouve l'image chez Honoré d'Urfé (4), Balthasar Baro (5), Vital d'Audiguier (6), dans La Galerie du Palais (7) de Pierre Corneille ou dans les Satires de Jacques Du Lorens (1646) (8).

Les attraits féminins seront également, pour Tartuffe, des objets "blessants" : "par de pareils objets les âmes sont blessées".


(1)

Scarron, La Précaution inutile (1655) :

La vieille lui prit les mains, et les lui baisa cent fois, lui disant qu’elle allait redonner la vie à ce pauvre Gentilhomme qu’elle avait laissé demi-mort. Et pourquoi, s’écria Laure toute effrayée ? C’est vous qui l’avez tué, lui dit la fausse vieille. Laure devint pâle, comme si on l’eût convaincue d’un meurtre, et allait protester de son innocence, si la méchante femme qui ne jugea pas à propos d’éprouver davantage son ignorance, ne se fût séparée d’elle, lui jetant les bras au cou, et l’assurant que le malade n’en mourrait pas [...].
(La Précaution inutile de Scarron (extrait), p. 153-154)

"Ah Madame, lui répondit cette bonne pièce, je vous veux baiser les mains en son nom, pour la faveur que vous lui faites, car le pauvre Cavalier depuis qu’il vous a vue, est presque mort." "Et avec quoi l’ai-je tué, lui dit Gracia ?" "Avec vos yeux, répliqua la femme." "Ah Madame, répondit Gracia, ne le croyez pas, car mes yeux n’ont point d’épée. Mais s’il est si mal que vous dites, qu’il ne vienne pas, il vaut mieux envoyer quérir le médecin." "Ah Madame vous êtes, lui dit-elle, le seul Médecin qui le peut guérir."
(La Précaution inutile de d'Ouville, p. 120-121)

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(2)

RADAMIRE :
Quels yeux ! Hé, qui s'en peut défendre ? Certes je n'ai jamais rien vu de si doux ni de si cruel.

LEONICE :
S'ils font du mal, mon intention n'est pas d'en faire.

RADMIRE :
Cela peut être : mais quand cela serait, une excuse est-elle une guérison ?

LEONICE :
Non.

RADAMIRE :
Pourquoi donc me payez-vous d'excuses ?

LEONICE :
Quoi que les dames ne soient pas accoutumées à vider des différends, je viens de trouver le moyen de nous mettre d'accord : Mes yeux, dites-vous, vous ont blessé par leur douceur ; il est juste que conformément à la méthode des médecins, ils vous guérissent par leur rudesse.

RADAMIRE :
Ha ! la méchante invention ! Le mépris est aussi sensible que le régal ; et les yeux qui tuent par leurs charmes ne peuvent redonner la vie par leur sévérité.
(L'Esprit de cour, 1662, p. 109-110)

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(3)

Jean Mairet La Sylvie (1630) :

Ses yeux qui m'ont blessé d'une atteinte fatale
Ont le même pouvoir que le dard de Céphale.
(IV, 3)

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(4)

Honoré d'Urfé, L'Astrée (1607) :

J'élirais plutôt de n'avoir jamais été que de n'être blessé de vos yeux, comme je suis.
(t. 3, 3ème partie, livre 12)

Si cela est, et que mes yeux vous y aient blessé, je serai cause de votre mort, et vous aurez bien occasion de me vouloir du mal.
(t. 3, 3ème partie, livre 12)

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(5)

Balthazar Baro, La Conclusion et dernière partie d'Astrée (1628) :

Croyez-moi, Palémon, le trait dont je fus premièrement blessé vint bien des yeux de Doris, mais il fut décoché par la main d'un dieu.
(livre 5)

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(6)

Vital d'Audiguier, Histoire trage-comique de notre temps, sous les noms de Lysandre et de Caliste (1624) :

Et avec cela il s'en retourne à Paris avec ses amis, plus blessé des traits de ses yeux, qu'il ne l'avait été auparavant de l'épée de Lidian son frère.
(livre 9)

Mais quand il eût approché la douceur angélique de son visage, et consideré tant de beautés parmi tant de vertus, il demeura encore plus blessé des traits de ses yeux, que des coups de son épée.
(livre 9)

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(7)

Pierre Corneille, La Galerie du Palais ou l'Amie rivale (1637) :

En voici presque trois que je n'ai pu vous voir
Pour rendre à vos beautés mon très-humble devoir,
Et n'était qu'aujourd'hui cette heureuse rencontre
Sur le point de rentrer par hasard me les montre,
Je pense que ce jour eût encore passé
Sans moyen de m'en plaindre aux yeux qui m'ont blessé.
(V, 5)

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(8)

Jacques du Lorens, Satires (1646) :

Mais tu la garderas : c' est l' unique moyen
d' avancer le dessein de ton concitoyen,
que ses yeux ont blessé, qui soûpire pour elle.
(Satire 2)




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