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Un amour si grondeur


"[...] vous aimez les gens, pour leur faire querelle ;
Ce n'est qu'en mots fâcheux, qu'éclate votre ardeur,
Et l'on n'a vu jamais, un amour si grondeur."
Le Misanthrope, II, 1, v. 526-528

Le thème de l'inopportunité, selon les codes de la galanterie, d'une attitude grondeuse ou chagrine envers une maîtresse apparaît également :

La question de savoir si un amant peut (ou doit) être rude envers sa maîtresse fait partie des questions d'amour discutées dans les milieux mondains. Elle est notamment posée

Au tome V de l'Almahide des Scudéry, une question proche, celle de savoir "si le mélancolique aime mieux que le gai" fait l'objet d'une discussion contradictoire (11).

Une pièce galante datée de 1663, Les Maximes de l'amour, poème dédié aux courtisans, énonçait également l'inutilité de la "force" dans le discours amoureux, et recommandait à la place "douceurs et discours civils" (12).

Plus haut, Célimène s'indignait déjà (voir "pour me quereller") du caractère déplacé des réactions chagrines d'Alceste (voir "de vos façons d'agir je suis mal satisfait" et "il faudra que nous rompions").

Alceste justifiera encore, à la scène 4 de l'acte II, son comportement :"Plus on aime quelqu'un, moins il faut qu'on le flatte".


(1)

– Appelez-vous caprice, lui dis-je, madame, de vous adorer seule en tout l’univers ? De ne regarder que vous, et de ne souhaiter rien que d’en être aimé ? – Je sais bien, dit-elle, que vous ne regardez que moi. Et peut-être, si vous me regardiez un peu moins, en seriez-vous regardé plus favorablement. – Quoi, madame, répliquai-je, vous croyez qu’il soit possible d’aimer parfaitement et de ne chercher pas autant que l’on peut la vue de la personne aimée ? – Je crois, dit-elle, que pour se faire aimer il faut plaire et non pas s’occuper toujours à détruire tous les plaisirs de la personne que l’on aime.
(Le Grand Cyrus, p. 1683)

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(2)

Cette impossibilité de parler seul à Cinthie désespérait l’amoureux Iphile ; et quand il allait chez elle, qu’il remarquait trois ou quatre personnes qui le suivaient, autant qui sortaient, et qu’il trouvait encore sa chambre pleine de monde, il devenait si chagrin, et si contredisant, que je crois que si quelqu’un eût dit que Cinthie était belle, il aurait soutenu que non, seulement pour avoir le plaisir d’être d’une opinion contraire à ceux qui l’importunaient. Je lui disais souvent que ce n’était pas ainsi qu’il fallait agir pour plaire à une personne aussi enjouée que Cinthie : mais il me répondait pour toutes choses, que si j’étais aussi amoureux que lui, je n’en ferais pas moins qu’il faisait.
(Alcidamie, p. 36-37)

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(3)

Comme la mélancolie et la tristesse sont contagieuses, un infortuné rend sa maîtresse triste et mélancolique comme lui, au lieu de la divertir ; et comme presque toutes les femmes ont l’inclination portée au plaisir et à la joie, elles sont plus capables de haine que d’amour pour ces amants sombres et rêveurs qui leur ôtent ce qu’ils devraient leur donner et qui ne leur donnent pas la satisfaction qu’elles en attendent. En effet, ces misérables songent continuellement à leur malheur plutôt que de songer à leur maîtresse. (…) D’ailleurs ce malheur qu’ils ont toujours dans l’idée les rend chagrins et, par conséquent, peu respectueux ; de sorte que toutes les dames, étant naturellement impérieuses, n’ont garde d’aimer beaucoup ceux qui les respectent si peu, ni de donner leur cœur à des bourrus qui leur refusent des soumissions et de l’encens, c’est-à-dire tout ce qu’elles aiment. Que vous dirai-je encore ? le soin nécessaire de ces affaires fâcheuses qui les accablent leur emporte la plus grande partie de leur temps, et le désespoir de n’y avoir pas réussi, le reste ; les confinant dans la solitude, pour y déplorer leur disgrâce et pour y pester contre leur malheur.
(Almahide, TOME ? p. 362-363)

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(4)

le premier et principal précepte que doit observer celui qui veut plaire aux femmes, c'est de les honorer avec tous les respects, et toutes les soumissions qui lui sont possibles et convenables. [...] toutes les actions qui leur témoignent de l'obéissance et du respect leur sont [...] agréables, et [...] ceux-là sont ordinairement le mieux en leurs bonnes grâces, qui savent le mieux fléchir et se soumettre devant elles. Qui pourrait, ne devrait jamais apporter en ce trafic que des paroles de foi dont on entretient les rois. [...] Ce sexe est trop doux et trop paisible pour pouvoir souffrir des rudesses et des querelles.
(Nicolas Faret, L'Honnête homme ou l'art de plaire à la cour, Paris, T. Du Bray, 1630, p. 239-240)

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(5)

Loi septième. Pour se mettre en grâce.
Je défends sur tout la tristesse,
Car quand on est bien amoureux,
Faire le chagrin langoureux,
Ne charme point une maîtresse :
Je veux qu’on soit sage et hardi,
Et que sans faire l’étourdi,
L’on sache captiver une âme […]
(Recueil contenant les maximes et lois d’amour, 1666, éd. dans le Recueil contenant un dialogue du mérite et de la fortune, Les Maximes et lois d’amour, Plusieurs lettres, billets doux et poésies, Rouen, Jean Lucas, 1667,"Lois d'amour", p. 159)

Loi huitième. Pour s’y maintenir.
Je veux qu’on soit de belle humeur
Pour se conserver en faveur. […]
(Ibid., p. 160)

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(6)

Section XXIV : Comment il se faut gouverner avec celui qui paraît chagrin.

[…] ne vous enquerrez jamais de l’état de son cœur, laissez-le dans cette ingénieuse mélancolie ; il n’est point nécessaire que vous pénétriez si avant dans les secrets mouvements de son âme, ou plutôt dans les replis délicats de son artifice ; car je vous avertis dès à présent qu’il ne manquera pas de vous jurer que vous en êtes la cause. L’un se plaindra seulement de votre beauté, et l’autre se plaindra même de votre rigueur ; l’un commencera ses folies, et l’autre continuera les siennes. […] il en faut rire toujours et ne les plaindre jamais.
(d'Aubignac, Conseils d'Ariste à Célimène sur les moyens de conserver sa réputation, Paris, N. Pépingué, 1666, p. 167-170)

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(7)

Quand un rival vous presse
Et vous fait trop de mal
C’est contre une maîtresse qu’il faut être brutal
Et non contre un rival.
(Recueil de pièces en prose les plus agréables de ce temps, t. V, Sercy, 1663, p. 393)

Alors que vous parlerez,
Dans tout ce que vous direz,
Amants, pas un mot de rudesse,
Ni dans votre ton point d’aigreur ;
L’amour subsiste par tendresse,
L’amour s’entretient par douceur.
(Ibid.,p. 396)

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(8)

Savoir si dans un grand sujet de plainte, un amant peut s’emporter parlant à sa maîtresse.
Lorsqu’une maîtresse coquette
Vous forcera de vous aigrir
Il ne faut point vous retenir,
Mais dedans quelque état que le dépit vous mette
Fuyez les termes insolents
Qu’avec éclat votre dépit éclate,
Je ne défends pas qu’on la batte :
Car c’est le fait des paysans,
Et je parle aux honnêtes gens.
(Recueil contenant les maximes et lois d’amour, Rouen, Jean Lucas, 1666, éd. dans le Recueil contenant un dialogue du mérite et de la fortune, Les Maximes et lois d’amour, Plusieurs lettres, billets doux et poésies, Rouen, Jean Lucas, 1667, p. 79)

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(9)

Savoir de quelle manière il faut que les amants patrons en usent avec leurs maîtresses qui n’ont pas assez de soin de chasser leurs rivaux.
Si près de la belle Clymène
Dont vous aurez été vengeur,
Un rival vous fait de la peine,
Pour vous en délivrer employez la douleur ;
Priez-là de vous en défaire
Amant c’est là qu’il faut pleurer,
Ou plutôt que de lui déplaire,
Offrez-lui de vous retirer,
Je suis fort trompé si la belle
Pour n’aimer que vous seul ne chasse l’autre amant :
Mais quand cette beauté voudrait être infidèle
Vous travailleriez vainement
A la garder en dépit d’elle.
(Ibid., p. 79-80)

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(10)

Savoir pourquoi les amants se plaignent toujours.
Ce qui fait que dans nos amours
Nous nous plaignons presque toujours :
C’est ma faute Iris ou la vôtre,
Examinez un peu nos feux
Et vous verrez que l’un des deux
A toujours plus d’amour que l’autre .
(Ibid., p. 83)

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(11)

je me contenterai de vous soutenir [reprit l’illustre Grenadin] que le mélancolique aime mieux que le gai : et moi (reprit un homme appelé Squaidar, qui avait écouté leur conversation) je soutiens que le gai aime mieux que le mélancolique. […] [P]our remonter jusqu’à la source, et de l’humeur que je soutiens, au tempérament qui la donne ; n’est-ce pas une chose dont tout le monde demeure d’accord, que ce tempérament mélancolique, participant beaucoup de son origine, est plus terrestre et plus pesant que le gai, qui tient de la nature du feu ? Or s’il est plus terrestre et plus pesant, il est par conséquent plus solide : et par conséquent il fait mieux aimer. D’ailleurs ceux qui naissent avec un esprit un peu sombre, ayant l’imagination beaucoup plus forte que les autres, s’impriment aussi plus fortement les objets où ils s’attachent : et comme les images les plus profondément gravées sont incomparablement plus difficiles à effacer que celles qui ne le sont qu’à la superficie des corps qui les reçoivent, il s’ensuit, ce me semble, nécessairement, que les mélancoliques aiment plus longtemps : et cela dit encore qu’ils aiment mieux : puisque la perfection de l’amour vient de la constance, qui en est le couronnement, le comble et le dernier degré. Ajoutons à tout cela que la continuelle application des mélancoliques sur un seul objet y attache toutes les puissances de l’âme, et n’en appelle aucun autre au partage de ses fonctions, non plus qu’à celui de son cœur. […] Ainsi, Madame […] vous devez croire comme moi que l’amant mélancolique aime beaucoup mieux que le gai. […]
(Almahide, t. V, p. 921-929)

Puisque vous avouez vous-même [dit Squaidar] que le tempérament mélancolique est plus pesant et plus terrestre que le tempérament gai, il s’ensuit nécessairement qu’il est moins sensible aux passions que celui qui est plus détaché de la matière, et par conséquent à l’amour, qui est la plus noble de toutes les passions, et par conséquent les tristes n’aiment pas si bien que ceux qui ne le sont pas. […] la froideur du tempérament n’échauffant point l’imagination, fait que les images que l’on y imprime y sont moins vives, et par conséquent plus faciles à effacer : de sorte que bien loin qu’il soit vrai que les mélancoliques aiment plus longtemps que les gais, il est certain au contraire qu’ils cessent bien plutôt d’aimer, puisque leur humeur lente et paresseuse laisse peu à peu endormir leur faible passion dans leur cœur […]. [T]out mélancolique est jaloux. Or comme la jalousie et l’estime ne peuvent jamais être ensemble, et que par la raison des contraires, l’estime et la confiance ne s’abandonnent jamais : il s’ensuit encore nécessairement de là que le gai aime mieux que le triste, puisque que l’on aime jamais guère bien ce que l’on n’estime pas, et que l’on aime ordinairement beaucoup ce que l’on estime. […] les charmes de leur humeur [des enjoués] les rendant toujours aimables, les font aussi toujours aimer. En effet, ce qui divertit plaît toujours, et ce qui plaît toujours ne lasse point. Mais il n’en est pas de même de nos amants renfrognés : au contraire, c’est leur humeur chagrine, ennuyeuse et pesante, qui fait toute l’infidélité des dames, si toutefois un changement si judicieux doit être appelé de cette sorte : et elles ne cessent de les aimer que parce qu’ils se rendent indignes d’être aimés d’elles. Ainsi tant s’en faut qu’un homme plus divertissant aime moins que ces Chevaliers de la triste figure ; qu’au contraire on voit qu’il aime beaucoup mieux, par les soins continuels qu’il a de plaire à l’objet aimé ; par toutes les choses agréables qu’il songe à lui dire ; par le soin qu’il apporte d’être toujours aussi propre que les autres sont négligés ; et par tous les plaisirs qu’il lui procure, au lieu de l’accabler de ses chagrins, comme font ces tristes sévères, que rien ne contente, et qui se plaignent de tout. […] Concluons donc, pour être plus raisonnables qu’Abindarrays, que les enjoués aiment mieux que les mélancoliques : et ajoutons encore qu’ils méritent mieux d’être aimés.
(Ibid., p. 930-940)

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(12)

La force n’y fait rien, ses coups sont inutiles
Il ne faut que douceurs, et que discours civils.
L’on doit la comparer à la beauté d’un ange,
Lui conter des propos qui soient à sa louange,
Donner plus d’un éloge à ses moindres vertus,
Lui dire qu’elle rend tous les cœurs abattus
Qu’un regard de ses yeux les contraint de se rendre
Et de crier merci, ne pouvant se défendre.
(Les Maximes de l’amour, poème dédié aux courtisans, Paris, Théodore Girard, 1663, p. 8)




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