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Tous ces méchants écrits


"Jetez-moi dans le feu tous ces méchants écrits,
Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits.
Lisez-moi, comme il faut, au lieu de ces sornettes,
Les Quatrains de Pibrac, et les doctes Tablettes
Du conseiller Matthieu, ouvrage de valeur."
Le Cocu imaginaire, sc. I (v. 31-35)

La condamnation des lectures pernicieuses est formulée dans un des sermons du Père Lejeune ("Sermon LIX, "De la luxure") :

Otez les romans, les Amadis, les comédies et jetez-les au feu; autrement, quoique vous ne lisiez pas, vous serez coupables des péchés de vos domestiques qui les liront.
(Le Missionnaire de l'Oratoire, ou Sermons pour les avents, carêmes et fêtes de l'année par le P. Le Jeune, dit le P. aveugle, Toulouse, 1662, in Collection intégrale et universelle des orateurs sacrés publiés par l'abbé Migne, 1844-1866, t. III, p. 689)

L'opposition entre les lectures pernicieuses de divertissement et la fréquentation des anciens ouvrages de morale et de piété, dont Molière avait déjà joué dans Les Précieuses ridicules ("un roman serait bientôt fini") est matière à plaisanterie depuis le début du XVIIe siècle au moins.

Dans Il postumio (Lyon, 1601) du comédien dell’arte Flaminio Scala, le viellard Cleandro déplore que :

le nostre donne non sanno legger'altro che il Boccacio, questi Amadigi, e don Florisello, da quali non imparano si non il modo d'indursi un amante per la finestra o per il giardino, il modello di scriver una lettera d'amore e simil altre cose. Al mio tempo, Maestro, le donne non leggevano altro che qualche vita di santi Padri, e simil'altre cose spirituale
[les femmes, de nos jours, ne savent plus lire autre chose que Boccace, les Amadis et Don Florisel, dans lesquels elles apprennent les moyens d’introduire un amant par la fenêtre, le modèle pour écrire une lettre d’amour et d’autres choses du genre. De mon temps, maître, les femmes n’avaient pas d’autres lectures que la vie des saints pères et d’autres ouvrages de spiritualité semblables].
(p. 56)

Mais surtout, les propos de Gorgibus trouvent leur signification et leur pouvoir comique dans le rapport qu'ils entretiennent avec la question des lectures féminines, objet d'allusions récurrentes dans la littérature mondaine.

Dès 1653, l'"Histoire de Sapho", dans le Grand Cyrus des Scudéry, stigmatisait au passage certains usages :

Il y avait aussi quelques-uns de ces hommes qui ne regardent les femmes que comme les premières esclaves de leurs maisons, qui défendaient à leurs filles de lire jamais d’autres livres que ceux qui leur servaient à prier les Dieux.
(p. 6921)

Dans les années suivant la parution du Cocu imaginaire, le sujet connaît une fortune continue. De René Bary, qui, dans son Esprit de Cour (1662), reprend l’opposition que Molière avait rendue célèbre :

J’avoue que les Arianes, les Cassandres, les Clélies ne sont pas solides que les a Kempis, les de Sales et les Du Pons; mais il n’est pas incompatible qu’une honnête personne passe des derniers aux premiers, qu’elle fasse des uns ses livres de divertissement et qu’elle fasse des autres ses livres de mortification”
(“Du roman”, Conversation XXXI, p. 198).

A Poullain de la Barre, dont le traité De l’éducation des dames, (1674) mène une réflexion sur la conciliation possible entre les "lectures de dévotion" et celles profitables à la "science des dames".

Il n'est pas étonnant, dès lors, de retrouver sur la scène théâtrale l'allusion comique aux lectures féminines. Avant Molière, Quinault, dans sa comédie de L'Amant indiscret ou le Maître étourdi (1656), s'était déjà amusé de la condamnation de la littérature favorite des dames :

Ce mal vous est venu d'avoir lu les romans,
Vous apprenez par coeur tous les beaux sentiments,
Les doux propos d'amour, les rencontres gentilles,
Et tout le bel art qui fait perdre les filles.
(V, 4, v. 1421-4)

Après Molière, Dorimon exploite le filon, à son tour, dans La Femme industrieuse (1662) :

TRAPOLIN
Quel billet tenez-vous ?

ISABELLE
Là, c'est une oraison

Merveilleuse à calmer un peu d'inquiétude
Pour apaiser l'aigreur du tourment le plus rude.

TRAPOLIN
Ah ! ce ne sont pas là de ces femmes du temps
Qui ne lisent jamais que billets de galants.
(sc. XVI, p. 24)




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