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Texte français de l'Amphitruo de Marolles


On trouvera ci-dessous la traduction française de l'Amphitruo de Plaute procurée en vis-à-vis du texte latin de l'Amphitruo de Marolles.


L'AMPHITRYON.

LES PERSONNAGES.

MERCURE qui fait le prologue en habit d'Esclave.
SOSIE serviteur, ce nom vient d'un mot qui signifie santé.
JUPITER. Dieu sous une forme humaine.
AMPHITRYON, général d'armée.
ALCMÈNE femme d'Amphitryon.
BLEPHARO, Ami d'Amphitryon. Ce nom vient d'un mot qui signifie paupières.
THELSALA }
BROMIA } servantes, Bromia signifie frémissement

[Page 2]

ARGUMENT.

Jupiter jouit d'Alcmène sous la forme d'Amphitryon, tandis que cet Amphitryon est occupé à la guerre contre les Téléboens. Mercure prend aussi la ressemblance du serviteur Sosie absent, et tous deux abusent Alcmène par leurs artifices nonpareils. Les véritables Amphitryon et Sosie étant de retour, se trouvent également trompés, d'où s'émeuvent des querelles et des troubles entre la femme et le mari, jusques à ce que Jupiter par une voix poussée du Ciel, avec un bruit de sonnerie, confesse ses amours et son adultère.

AUTRE DE PRISCIEN,
Selon l'opinion de quelques-uns.

Jupiter épris d'amour pour Alcmène, prend la forme de son mari, tandis qu'Amphitryon combat pour sa patrie. Mercure qui se couvre tout de même de la ressemblance de Sosie, le sert dans son dessein amoureux. Il trompe le serviteur et le Maître, quand ils sont de retour. Amphitryon qui ne s'en console pas facilement, en fait ses plaintes à sa femme, et met des troubles en son esprit. Ils s'accusent réciproquement d'avoir violé la foi conjugale. Blepharo choisit pour juger lequel c'est des deux, ne saurait discerner le vrai Amphitryon de celui qui ne l'est pas. Mais enfin toutes choses se découvrent, et Alcmène accouche de deux jumeaux.

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PROLOGUE

MERCURE

Comme vous désirez que je vous sois favorable dans tous vos commerces, soit que vous achetiez ou que vous vendiez, pour en avoir du profit : Et comme vous êtes bien aises, que je vous fasse trouver votre compte en toutes vos affaires, soit que vous agissiez parmi les vôtres, ou que vous trafiquiez dans les pays étrangers : Comme vous voulez que je vous enrichisse tous d'un gain considérable, que je donne bonne issue à toutes vos entreprises, et à tous les desseins que vous formez pour l'avenir : que je ne vous donne jamais que de bons avis : (car vous savez que je tiens des autres Dieux le pouvoir de présider aux nouvelles, au commerce et à l'utilité publique:) Enfin comme vous n'êtes pas marris que je travaille à vos intérêts, afin que vous en soyez contents ; ainsi je crois que vous ferez silence, pour écouter cette Comédie, et que vous en serez tous juges équitables.
Maintenant je vous dirai qui m'a commandé de venir ici, et pourquoi j'y suis venu, et vous saurez mon nom en même temps. Je viens par les ordres de Jupiter, et je m'appelle Mercure. Mon père m'a envoyé, pour vous faire une prière, bien qu'il ne doute nullement que vous fassiez toujours de bon cœur, ce que je vous commanderai [Page 4] de sa part : car il n'ignore pas que vous avez de la vénération pour lui [Marge droite : Celui qui représente Jupiter], et que vous craignez son pouvoir. Jupiter en est bien digne. Mais, quoi qu'il en soit, il m'a commandé de vous parler doucement. Car, pour vous en dire la vérité, ce Jupiter, par le commandement duquel je viens ici, ne crains pas moins le mal, qu'aucun de vous le saurait craindre : Et certes étant né d'une Mère de condition humaine, et d'un père humain, il ne faut pas s'étonner s'il est un peu touché d'appréhension. Et moi-même, je vous l'avoue franchement, bien que je sois fils de Jupiter, je crains le mal par la contagion de ma mère. C'est pourquoi je viens avec un esprit de paix, et je vous apporte la paix. Au reste, je ne vous veux faire qu'une prière juste et facile à obtenir : car je suis un Ambassadeur de justice qui vous est envoyé de sa part, pour vous parler justement d'une puissance juste. Aussi ne serait-il pas bienséant d'obtenir quelque chose d'injuste de personnes justes ; et ce serait une sottise de demander des choses justes de personnes injustes : car les injustes ignorent la justice, et ne la gardent point du tout. Soyez à cette heure attentifs à ce que je vous dirai : vous devez vouloir ce que nous voulons mon père et moi, ayant assez mérité de vous et de la République pour n'en être pas refusés. Car vous dirai-je, que j'ai vu d'autres Dieux dans les Tragédies, Neptune, la Vertu, la Victoire, Mars, et Bellonne qui vous y ont entretenu de leurs bienfaits ? Mon père en est le souverain, comme il est le Roi de toutes les puissances suprêmes. Mais ce n'est point la coutume de ce Dieu de reprocher les dons qu'il a faits aux gens de bien comme vous. Il est persuadé que vous êtes [Page 5] dignes de ses faveurs, et que vous méritez ses bonnes grâces. Mais il faut que je vous die l'occasion de ma venue, après je vous raconterai je sujet de cette Tragédie. Pourquoi, froncez-vous le sourcil ? Parce que je vous ai dit que cette action sera une Tragédie ? Je suis un Dieu, je la changerai, si vous voulez ! Et des mêmes vers, j'en ferai une Comédie. Le voulez-vous, ou ne le voulez-vous pas ? Mais je suis bien impertinent, comme si j'ignorais que vous voulez bien que je sois un Dieu. Je sais que ce sait perpétuellement une Comédie où des Roi paraissent avec des Dieux, il n'y a point d'apparence? Qu'est-ce donc ? parce qu'un Serviteur y joue aussi son personnage, je ferai, comme j'ai déjà dit, que ce serait une Tragi-Comédie, Jupiter m'a commandé de vous prier d'une chose ; qu'il y ait des personnes qui aillent le long des bancs, et dans tout le parterre pour voir si parmi les spectateurs, il ne se trouvera point de gens apostés qui favorisent plus un Acteur que l'autre : et qu'à ceux qui sont partisans, on ôte leur manteau pour les gages, soit qu'ils eussent semé des billets exprès, ou que les joueurs même eussent mendié leurs suffrages par un entremetteurs, ou que des Ediles eussent fait des supercheries dans la distribution des prix Jupiter ordonne que la loi soit égale, comme s'il briguait lui-même une Magistrature pour soi ou pour quelqu'autre. Il dit que vous êtes vainqueurs par votre valeur propre, et non point par brigues ni par aucune trahison. Pourquoi [Page 6] aura-t-il pas une loi établie pour les Comédiens, aussi bien que pour les personnes de grande qualité ? Il faut briguer par son propre mérite, et non point par la faveur. Celui qui fait bien a toujours assez de personnes favorables, si l'on s'en peut fier à ceux qui en ont la conduite. Il m'a aussi donné des ordres bien exprès de vous dire, que l'on mette des Censeurs parmi les Comédiens pour déchirer leurs vêtements, et pour user des fouets sur leur dos, s'ils envoient des gens pour applaudir en leur faveur, et discréditer les autres, comme s'ils n'avaient pas si bien fait. Ne vous émerveillez pas de ce que ce Jupiter a souci des Comédiens : il ne vous en faut pas émerveiller, Jupiter lui-même doit faire un personnage dans cette Comédie. De quoi vous étonnez-vous ? Comme si c'était une nouveauté que Jupiter fît un personnage Comique ? [Le Poète touche ici quelque mauvaise pièce qui fut jouée, où l'Auteur avait introduit Jupiter comme une machine pour en défaire le nœud.] L'année passée les Comédiens le firent paraître sur la Scène ; ce qui leur vint le plus à propos du monde. C'est pourquoi il s'introduit toujours sûrement dans la Tragédie. Or ce même Jupiter fera lui-même aujourd'hui toute l'intrigue de la fable, et je composerai avec lui une partie de l'action. Maintenant, soyez attentifs pour écouter l'argument de la pièce, que je veux bien vous expliquer. Cette ville est Thèbes. Amphitryon habite ce Palais ayant pris sa naissance au pays d'Argos d'un père Grec. Alcmène fille d'Electre est son épouse. Cet Amphitryon commande aujourd'hui les troupes, à cause de la guerre émue entre les peuples de Télèbe, et ceux de Thèbes. Avant que de s'en aller à l'armée, il a laissé sa femme grosse. [Page 7] Je crois que vous savez l'humeur de mon père, et comme en ces choses-là il se permet beaucoup de licence : combien il est d'un naturel amoureux, et surtout vers les sujets qui lui ont été une fois agréables. Il a commencé d'aimer Alcmène sans l'avoir donné à connaître à son mari : et mêmes ayant pris toutes sortes de privautés avec elle, il l'a laissée grosse de son fait. Maintenant donc, afin que vous reteniez bien tout ce qui conerne Alcmène, elle est enceinte des caresses de tous les deux, c'est-à-dire de son mari, et du grand Jupiter. À l'heure que je vous parle, mon père est dans son logis auprès d'elle : et pour l'amour de cela mêmes, la nuit est beaucoup plus longue que de coutume, tandis qu'il y prend des délices. Mais il s'est tellement revêtu de la ressemblance d'Amphitryon, qu'on le prendrait pour lui-même. Ne vous étonnez point aussi de l'habit que je porte, et de ce que vous me voyez sous la forme d'un Serviteur. Je vous ferai paraître fort nouvelle une chose qui est pourtant fort ancienne ; c'est pourquoi je me présente devant vous habillé d'une façon extraordinaire : Et de fait, comme je vous le viens de dire, Jupiter mon père qui est dans ce logie a pris la ressemblance d'Amphitryon. Tous les Domestiques qui le voient pensent que c'est lui-même, tant il se change facilement en tout ce qu'il veut. Pour moi, afin que je puisse rendre quelque service à mon père amoureux, et que les Domestiques me voyant plusieurs fois dans ce logis, ne se mettent point en peine de savoir, qui je suis, j'ai pris la figure du serviteur Sosie, qui est à l'armée auprès de son Maître Amphitryon : et comme ils sont aisément persuadés que je suis serviteur [Page 8] aussi bien qu'eux, il n'y en aura pas un seul qui me demande qui je suis, ou pourquoi je suis venu. Mon père se satisfait donc à l'heure que je vous parle dans ce logis, où il jouit des embrassements de celle qu'il a tant désirée. Il lui raconte aussi par quels exploits guerriers, il s'est signalé à la tête des légions : et la belle Alcmène ne doute nullement qu'il ne soit son mari, bien qu'il ne soit son galant. Il lui dit le nombre des légions qu'il a mises en fuite, sans oublier les glorieuses dépouilles qu'il en a remportées, après néanmoins que nous les avons ôtées au valeureux Amphitryon : car mon père fait tout ce qu'il veut. Amphitryon reviendra aujourd'hui de l'armée avec son serviteur Sosie, dont je porte la naïve image. Mais afin qu'il vous soit aisé de me reconnaître, je garderai ces deux petites ailes à mon chapeau, avec ce cordon d'or au dessous, pour mon père seul et pour vous : car cette enseigne ne sera point pour Amphitryon, ni pour aucun de ses Domestiques qui ne s'en pourront apercevoir. Or voici son serviteur Sosie qui arrive du port, avec une lanterne à la main. Je le chasserai d'ici bien vite, quand il pensera entrer dans l'hôtel de son Maître. Il en approche, et frappe déjà. Jupiter et Mercure feront tout à cette heure une Comédie devant vous, Messieurs, qui êtes des spectateurs illustres.


ACTE I.

SCENE 1.

SOSIE, MERCURE.

Qui se peut davantage fier en son courage que je me fie au mien ? Je sais les coutumes des jeunes gens, et je ne laisse pourtant pas d'être assez [Page 9] hardi pour marcher seul toute la nuit ? Que ferais-je néanmoins, si les trois hommes qui ont l'autorité de la justice me faisaient, prendre à l'heure qu'il est pour m'envoyer en prison, d'où je serais tiré à quelques temps de là comme d'un cellier, où j'aurais été mis en réserve, pour être mené au lieu où l'on donne le fouet, à ceux qui l'ont mérité ? Là, je m'imagine qu'il ne me serait pas seulement permis de dire mes raisons, et que je ne me pourrais promettre aucun secours du Seigneur à qui je suis, et que rien ne parlerait en ma faveur, pour les empêcher tous tant qu'ils sont de me juger digne de châtiment. Ainsi huit hommes viendraient à frapper sur moi comme sur une enclume, et ils me déchireraient cruellement. Que serait-ce, dis-je, si retournant d'un long voyage, j'étais régalé de la sorte au dépens du Public ? L'indiscrétion de mon Maître m'a toutefois engagé dans ce péril. Il m'a réveillé lui-même en dépit de moi, et m'a fait partir du port pendant la nuit. Ne pouvait-il pas bien attendre qu'il fût jour ? En cela, sans mentir, la servitude chez les grands est bien plus rude, que chez les petits : et le serviteur d'un homme riche est beaucoup plus malheureux que celui d'un pauvre, les jours et les nuits y suffisent à peine ; et toujours, il y a quelque chose à dire ou à faire auprès de ces gens-là, sans qu'on y puisse trouver un moment de repos. Un Seigneur riche qui ne prend point de connaissance de l'ouvrage ni du labeur d'un homme, s'imagine qu'il n'en arrive point aux gens de notre sorte, qu'ils n'en soient très contents. Il croit que les charges sont proportionnées aux forces de chacun, et qu'il n'y en a point, venant de leur part, [Page 10] qui les puissent incommoder, sans se mettre jamais en souci de connaître si les ordres qu'il donne sont justes ou injustes. Il arrive donc bien des choses fâcheuses dans la servitude, qu'il faut supporter avec beaucoup de fatigue comme un pesant fardeau. ME. Ce serait bien plutôt à moi de me plaindre aujourd'hui de la servitude, puisque je suis né libre, et que néanmoins, mon père ne laisse pas d'exiger de moi le service que je lui rends maintenant. Celui-ci fils d'une esclave se plaint de la contrainte qui lui est imposée d'obéir : mais, pour en dire la vérité, je ne suis aujourd'hui serviteur que de nom. SO. Il me vient de venir en l'esprit de rendre grâces aux Dieux pour mon heureux retour, et de les remercier de ce que je n'ai trouvé personne en mon chemin qui m'ait donné sur les oreilles, ayant été peu reconnaissant des bienfaits que j'en ai reçus. ME. Il fait ce qu'on n'a point accoutumé de faire, et il sait bien ce qu'il mérite. SO. Je n'eusse jamais pensé, et mêmes aucun des Citoyens ne se le serait persuadé, qu'il nous fût arrivé tant de bonheur, que de retourner chez nous victorieux, comme nous y sommes enfin de retour. Nos légions reviennent chargées de gloire et de dépouilles après une bataille signalée, où nos ennemis qui étaient redoutables aux Thébains ont été taillés en pièces. La place a été emportée de vive force, et mon maître Amphitryon l'a réduite en sa puissance, par la valeur de nos soldats et par la sienne propre. Il a enrichi sa patrie de butin, d'étendue de domination, et de glorieuses [Page 11] dépouilles : et il a, pour ainsi dire, affermi le trône de Créon Roi de Thèbes. Il m'a envoyé du port à sa maison, pour en porter la nouvelle à sa chère épouse, et lui dire comme toutes choses se passent dans la République sous son autorité. Je songe à la manière de lui en faire le récit, quand je serai devant elle : et si je lui débite quelque menterie, ce sera selon ma coutume. Car pour en parler sainement, quand nos gens combattaient courageusement, je fuyais courageusement : mais quoi qu'il en soit, je feindrai d'avoir tout vu, comme si je me fusse trouvé dans l'occasion : et je lui en contenterai tout le détail, selon le récit qu'on m'en a fait. Je veux néanmoins penser au choix des termes dont je me servirai pour l'en entretenir de bonne grâce : et je commencerai ainsi mon discours. Dès que nous fûmes arrivés, et que nous eûmes mis pied à terre, Amphitryon choisit quelques-uns des principaux de l'armée pour aller en qualité d'Ambassadeurs vers les Téléboens, leur dire ses intentions, et savoir d'eux, si sans attendre la guerre et la violence des armes, ils ne voudraient pas rendre aux Thébains ce qu'ils avaient pris sur eux, et remettre en même temps les Ravisseurs entre leurs mains : et que s'ils rendaient de bon cœur, ce qu'ils auraient injustement conquis, l'armée Thébaine se retirerait en son pays : que les Grecs en se retirant, leur laisseraient la paix et le repos, à faute de quoi, ils pourraient s'affleurer [sic.] que les Thébains ne manqueraient point de cœur pour s'en venger, qu'ils y emploieraient toutes leurs forces, et qu'ils les affligeraient dans leur place. Quand les Envoyés eurent réitéré plusieurs fois la même chose de la part d'Amphitryon ; ceux de [Page 12] Télèbe s'assurant sur leur courage, et sur les forces qu'il avaient pour se bien défendre, se montrèrent fiers, et traitèrent mal nos Ambassadeurs. Ils répondirent que la guerre ne leur faisait point de peur : et qu'ils se défendraient si bien par les armes, qu'ils leurs conseillaient de se retirer sans combattre. Nos Ambassadeurs étant de retour avec cette réponse, Amphitryon fit avancer l'armée vers la place : et ceux de Télèbe mirent sur pied leurs légions en équipage fort leste. Les troupe nombreuses sortirent donc de part et d'autre : elles se rangèrent par escadrons, chacune selon le poste qu'elle devait tenir : Nous disposâmes les nôtres, comme nous avons de coutume : et les ennemis, nous firent front. Les Généraux de part et d'autre s'avancèrent dans l'espace qui était entre deux, et parlèrent ensemble hors de la multitude, ils demeurèrent d'accord entre eux, que les vaincus cèderaient aux vainqueurs, leur place, leur camp, leurs autels, leurs foyers, et eux-mêmes. Aussitôt après les trompettes sonnèrent de part et d'autre, la terre fit du bruit, la clameur s'éleva, les Généraux firent leurs vœux à Jupiter, et encouragèrent leurs troupes : chacun fit pour son parti tout ce que l'on se peut promettre de son courage et de sa valeur. On frappe de l'épée : les javelots se rompent, le Ciel retentit du bruit des guerriers, un nuage se forme du souffle, et de la respiration des Combattants : plusieurs tombent par la violence des coups : enfin notre armée surmonte, selon nos souhaits. Les ennemis sont en déroute, les nôtres les taillent en pièces, et notre valeur nous a donné [Page 13] la victoire. Cependant, personne n'a ni pris la fuite, ni quitté son poste qu'il n'ait combattu jusqu'au bout. Ils perdent plutôt la vie que d'abandonner le champ de bataille, et chaque blessé est gisant où il s'était tenu ferme, dans l'ordre qu'il y avait reçu de soutenir le combat. Après cet exploit, Amphitryon commande à la Cavalerie de donner sur l'aile droite. Les troupes obéissent : elles fondent avec un bruit prodigieux, et défont les injustes ennemis par une impétueuse ardeur. ME. Il n'a pas encore dit une parole mal à propos : car je m'y suis trouvé présent, et mon père y était aussi quand le combat s'est donné. SO. Enfin les ennemis ont pris la fuite, et nous les avons vigoureusement poursuivis, les chargeant par derrière à coups de traits. Amphitryon lui-même a tué de sa main le Roi Pterelas. La bataille a duré depuis le matin jusques au soir, et je m'en ressouviens d'autant plus, que je ne mangeai point du tout ce jour-là. Mais enfin, la nuit termina le combat. Le lendemain, les principaux de la ville avec les larmes aux yeux, et des branches d'olivier à la main, nous vinrent trouver dans le camp, pour nous demander la paix, et pardon en même temps de la faute qu'ils avaient commise. Ils se rendent à discrétion aux Thébains, avec tout ce qu'ils avaient de sacré et de profane, sans excepter leur ville, ni leurs enfants. Après on donna pour prix de la victoire [Page 14] au grand Amphitryon une coupe d'or dans laquelle le Roi Pterelas avait accoutumé de boire. Je raconterai toutes ces choses, de la façon que je le viens de dire. J'accomplirai maintenant les ordres de mon Maître, et je me rendrai bientôt chez lui. ME. Il se hâte d'aller en ce lieu-là, je me présenterai au devant, et je l'empêcherai bien d'y entrer. Puisque je porte son image, je suis assuré que je le mettrai fort en peine, et que je ne me divertirai pas mal. Et d'autant que j'ai pris sa taille et sa ressemblance, il sera bien mal à propos aussi que je prenne son air ; et que j'imite parfaitement toutes ses actions. J'userai de finesses et de quelques artifices que je sais mettre en usage : et me servant de ses propres armes, je le chasserai de la porte de son logis. Mais il regarde le Ciel. J'observerai tous ses déportements. SO. S'il y eut jamais chose au monde qui soit venue à ma connaissance, ou qui m'ait obligé de la croire, je ne puis douter que cette nuit, le Dieu nocturne ne se soit endormi, pour avoir trop bu : car, ni les Etoiles du Septentrion ne se meuvent point dans le Ciel, ni la Lune ne change point de place : Elle demeure au même état qu'elle s'est montrée à son levé : Et les Etoiles d'Orion, de Vénus et des Pléiades, ne s'abaissent point vers l'Occident, tant les signes Célestes me paraissent demeurer fixes en même lieu ; de sorte qu'il semble que la nuit ne veut point céder sa place au jour. ME. Ô nuit, persévère comme tu as commencé, fais les volontés de mon père : tu rends un admirable service d'une façon admirable au plus admirable des Dieux : et du l'obliges [Page 15] infiniment. SO. Je ne pense pas avoir vu de ma vie une nuit si longue que celle-ci, excepté une seule, que je fus fouetté après qu'on m'eut pendu par les aisselles : encore celle-ci est-elle plus longue de beaucoup. Pour moi je crois que le Soleil s'est endormi, et qu'il a même trop bu. C'est une merveille tout à fait extraordinaire, s'il ne prend plaisir de se tenir à table plus longtemps qu'il n'a de coutume. ME. Ce Coquin s'imagine que les Dieux lui ressemblent. Je te ferai ressentir de tes paroles insolentes, si tu t'approches d'ici. SO. Où sont ces gens impudiques qui couchent seuls malgré qu'ils en aient ? Cette nuit leur serait fort propre pour jouir commodément de toutes leurs délices. ME. Mon père fait tout ce que dit celui-ci : à l'heure qu'il est, il se satisfait auprès d'Alcmène, dont il est amoureux. SO. J'irai, selon les ordres de mon Maître porter à la prudente Alcmène les nouvelles de tout ce qui s'est passé. Mais qui est celui que j'entrevois devant notre porte ? cela ne me plaît pas. ME. Il n'y a qui que ce soit au monde, si peureux que lui. SO. Mais quand j'y pense ; cet homme a peut-être envie de raccommoder mon manteau. ME. Il a peur, je le tromperai bien. SO. Je suis perdu. Les dents me picotent déjà. Infailliblement, à mon arrivée, il me logera à l'enseigne des coups de poing. Je crois pourtant qu'il aura pitié de moi : et pour ce que mon Maître m'a obligé de veiller, celui-ci m'endormira possible à force de me cogner. Je mourrai sans [Page 16] que je me puisse défendre. Ô Dieux qu'il est puissant, et qu'il me paraît robuste ! ME. Je parlerai distinctement auprès de lui ; afin qu'il entende ce que je dirai. Il en concevra en soi-même une crainte bien plus grande. Sus mes poings ; votre paresse me fait souffrir la faim. Il me semble [Il élève sa voix.] qu'il y a déjà longtemps que vous avez enseveli quatre hommes nus dans les sommeil éternel, quoi que ce ne fut qu'hier. SO. Je crains fort de changer de nom, et que de Sosie, je serai appelé Cinquième, puisque celui-ci se glorifie d'en avoir enseveli quatre dans le sommeil. J'appréhende fort d'accroître ce nombre-là. ME. Sus donc, c'est ainsi que je les traite. SO. Il se retrousse, et se met en posture de frapper. ME. Il ne m'échappera pas. SO. Quel homme est-ce-là ? ME. Qui que ce soit qui s'approche, je lui ferai avaler des coups de poing. SO. Je voudrais qu'il fût bien loin d'ici, je ne mange pas si tard. Il n'y a pas longtemps que j'ai soupé. Donne ce repas, si tu veux, à ceux qui en ont besoin, ou qui ont plus d'appétit que moi. ME. Ce poing se fera sentir, et son coup aura quelque pesanteur. SO. Je suis perdu. Il pèse ses poings. ME. Je ne veux que l'effleurer pour l'endormir. SO. Tu me ferais plaisir : car je n'ai point dormi, depuis que ces trois nuits durent. ME. C'est une chose fâcheuse de ne pouvoir assener de grands coups sur une mâchoire. Il faut que tu fasses choix de quelqu'un pour exercer tes poings d'un autre sorte. SO. Cet homme me fera changer de forme et me donnera un autre visage. ME. Il faut désosser la bouche de celui à qui tu assèneras un bon coup. SO. C'est merveille si cet homme ne pense [Page 17] sérieusement à me désosser comme une Lamproie. Je suis perdu, s'il me voit, puisqu'il désosse les hommes si volontiers. ME. e sens le malheur de quelque. SO. Hélas ! n'est-ce point moi qu'il a senti ? ME. Et certes, il ne doit pas être loin. SO. Il l'était naguère : mais par malheur, il ne l'est plus. Cet homme est devin. ME. Les poings me démangent, ils ne demandent pas mieux qu'à s'exercer. SO. Si tu les veux exercer contre moi, je te prie de les émousser premièrement contre cette paroi. ME. Une voix vient de voler à mes oreilles. SO. Je suis bien marri de ne lui avoir point arraché les ailes, puisqu'elle est un oiseau. ME. Il semble que cet homme ait pris une monture. ME. Je le chargerai comme il faut. SO. Pour moi, je suis las, m'étant ici traîné comme j'ai pu du Navire, de sorte que je n'en puis plus, et le cœur me fait mal. Je marche même à peine dans être chargé, afin que vous ne pensiez pas que je puisse encore porter un fardeau. ME. Je ne sais qui parle ici autour. SO. Bon, il ne me voit pas, puisqu'il dit : "Je ne sais qui parle ici autour." Et je suis assuré que je m'appelle Sosie. ME. Il me semble que cette voix qui frappe mes oreilles vient du côté droit. SO. J'ai peur d'être battu, en la place de cette voix qui l'a frappé. ME. Il s'approche de moi. Tant mieux. SO. Sans mentir, j'ai grand peur, il me semble que je porte un glaçon dans le corps, et certes je ne sais où je suis, si quelqu'un me le demandait, je ne saurais me mouvoir d'une place, pour la grande appréhension dont je me trouve saisi. C'en est fait : et les commandements de mon Maître sont peris [mot illisible], aussi bien que le malheureux [Page 18] Sosie. Mais je pense que le plus sûr est de parler confidemment à cet homme, afin que lui paraissant courageux, il s'abstienne de mettre la main sur moi. ME. Où vas-tu, toi qui portes du feu dans une lanterne de corne ? SO. Pourquoi me demandes-tu cela, toi qui avec tes poings désosses la bouche des gens ? ME. Es-tu serviteur, ou libre ? SO. Comme il vient à ma fantaisie. ME. Dis-tu vrai ? SO. Je dis vrai. ME. Tu auras sur les oreilles. SO. Tu en auras menti. ME. Cela sera néanmoins pour t'apprendre à dire la vérité. SO. Qu'en est-il besoin ? ME. Ne me serait-il pas permis de savoir, et de m'informer où tu vas ? SO. Je m'en vais là, je suis le serviteur de mon Maître, n'en es-tu pas bien savant ? ME. Je ferai taire aujourd'hui ta chienne de langue? SO. Tu ne le saurais faire : car elle est pudique, et trop bien gardée. ME. Te réjouis-tu souvent de la sorte à faire des pointes sur les mots ? SO. Mais quelle affaire as-tu dans ce logis ? SO. Mais quelle affaire y as-tu toi-même ? ME. Le Roi Créon a ordonné des gardes pour faire le guet toute la nuit. SO. Il a bien fait : et d'autant que nous étions absents, il a eu soin de faire garder notre maison. Mais retire toi maintenant, et dis-lui, que ceux de ce logis sont enfin de retour. ME. Je ne sais de que logis tu es, ni à qui tu appartiens. Si tu ne t'en vas d'ici promptement ; de qui que tu sois domestique, tu te peux bien assurer, que tu ne recevras pas de moi le traitement d'un domestique. SO. Je demeure là dedans te dis-je, et je suis serviteur des Maîtres de cette maison. ME. Mais sais-tu comme tu seras aujourd'hui traité en personne de [Page 19] haute condition, si tu ne t'en vas d'ici ? SO. Comment ? ME. Si je prends un bâton ; tu ne t'en iras pas, tu sera enlevé. SO. Je te dis que je suis serviteur de cette maison. ME. Sais-tu qu'il y a : il me semble que tu as envie d'être battu, si tu ne te retires tout à l'heure. SO. M'empêcheras-tu d'entrer à la maison, retournant d'un voyage ? ME. est-ce là ta maison ? SO. Ce l'est te dis-je. ME. Qui est ton Maître ? SO. Amphitryon qui commande aux légions de Thèbes, le mari d'Alcmène. ME. Que dis-tu ? Ton nom ? SO. Les Thébains m'appellent Sosie fils de Davus. ME. Garde-toi bien d'être ici venu avec des mensonges artificieux à ton grand préjudice, joignant l'audace à l'effronterie où tu as cousu des ruses. SO. J'y viens avec des robes, et non pas des ruses cousues. ME. Ce que tu dis est encore un mensonge. Tu es venu avec tes pieds, et non avec tes habits recousus. SO. Il est vrai. ME. Il faut que pour ce mensonge là, je te donne sur les oreilles. SO. Je n'en suis pas d'avis. ME. Ce sera bon gré, mal gré : la chose est ainsi résolue, et je n'en délibère plus. SO. J'implore ta bonne foi. ME. Comment ? oses-tu dire que tu es Sosie, puisque c'est moi qui m'appelle ainsi ? SO. Je ne sais plus où j'en suis. ME. C'est peu de chose en comparaison de ce qui t'arrivera. À qui es-tu ? SO. Je suis à toi, car tu m'as acquis à coups de poing. Ô fidèles Citoyens de Thèbes ! ME. Quoi, Bourreau ? tu t'écries ? parle : Pourquoi viens-tu ici ? SO. Pour me faire assommer de coups. ME. À [Page 20] qui es-tu ? SO. À Amphitryon vous dis-je : et je m'appelle Sosie. ME. Parce que tu ne dis rien qui vaille, tu seras encore battu : et ce coup vaudra mieux que les autres. C'est moi qui suis Sosie, et non pas toi. SO. Que les Dieux fassent que tu le sois s'ils veulent, pourvu que je sois le Sosie qui batte, et non pas le Sosie qui soit battu. ME. Tu grondes encore ? SO. Je ne dis plus mot. ME. Qui est ton Maître ? SO. Qui tu voudras. ME. Et toi ? comment t'appelles-tu ? SO. Je ne sais : ou, comme il te plaira. ME. Ne me disais-tu pas tout à cette heure, que tu était Sosie, serviteur d'Amphitryon ? SO. Je m'étais mépris : car je voulais dire, associé, ou petit suivant d'Amphitryon. ME. À la vérité, et, j'en étais bien assuré, qu'il n'y a point chez nous d'autre serviteur que moi appelé Sosie, tu as perdu le sens. SO. Plût à Dieu que tes poings eussent également perdu l'usage de décharger des coups. ME. Je suis ce Sosie-là même, que tu me disais naguères que tu étais. SO. Je te prie de me donner congé de parler librement, sans être battu. ME. Je demeure d'accord d'une petite Trève, si tu me veux dire quelque chose. SO. Je ne parlerai point que la paix ne soit faite, parce que tes poings te donnent de l'avantage sur moi. ME. Dis tout ce que tu voudras ; je ne te ferai point de mal. SO. Me puis-je fier à ta parole ? ME. Tu t'y peux fier. SO. Que sera-ce si tu ne la tiens pas ? ME. Que Mercure se courrouce contre Sosie. SO. Ecoute-moi dont : car il m'est permis de dire librement toutes choses. Je suis Sosie, serviteur d'Amphitryon. ME. Tu redoubles encore ? SO. J'ai fait la paix. J'ai ta parole, je dis la vérité. ME. Tu es un Coquin. SO. Ce qu'il te plaira. Fais tout ce que [Page 21] tu voudras, pour ce que tes poings te donnent de l'avantage sur moi. Mais quoi que tu puisses faire, je ne saurais m'empêcher de dire cela, et tu ne saurais faire d'aujourd'hui que je ne sois point Sosie. Certainement, il ne faut pas que tu prétendes jamais de m'aliéner de moi-même. Je serai toujours moi-même : et il n'y a point chez nous d'autre serviteur que moi appelé Sosie, qui suis allé à l'armée avec mon Maître Amphitryon. ME. Cet homme a l'esprit malsain. SO. Tu m'attribues le vice qui te possède. Comment ? ô malheur ! Ne suis-je pas serviteur d'Amphitryon ? Notre Navire venu cette nuit du port Persique, ne m'a-t-il pas amené ? Mon Maître ne m'a-t-il pas envoyé ici tout droit ? N'est-ce pas moi-même qui me tiens à l'heure qu'il est devant notre maison ? N'ai-je pas une lanterne à la main ? Ne parlé-je pas ? Ne suis-je pas éveillé ? Cet homme ne m'a-t-il pas roué de coups ? Ah ! cela n'est que trop vrai : et malheureux que je suis les dents m'en font encore mal. Qu'est-ce donc qui me met en peine ? ou, pourquoi n'entré-je pas dans notre maison ? ME. Comment ta maison ? SO. Oui la maison de mon Maître. ME. Tu en as menti, et tout ce que tu viens de dire est faux : Car c'est moi qui suis Sosie serviteur d'Amphitryon, arrivé cette nuit dans notre Navire démarré du port Persique, après que mon valeureux Maître a conquis de force la ville où commandait le Roi Pterelas, ayant vaincu en bataille rangée les légions de Télèbe, et tué dans [Page 22] le combat le Roi Pterelas. SO. Je ne crois plus à moi-même, quand je l'ois parler de la sorte, tant il se ressouvient bien de toutes les choses qui s'y sont passées. Mais dis-moi, si tu le sais, quel présent firent les Vaincus au victorieux Amphitryon ? ME. Ce fut d'une coupe d'or, dans laquelle le Roi Pterelas avait accoutumé de boire. SO. Il a dit vrai. Où est maintenant cette coupe ? ME. Où elle est ? Dans son coffret scellé du sceau d'Amphitryon. SO. Dis-moi ce qui est représenté dans ce sceau. ME. Un Soleil qui se lève dans son char tiré de quatre chevaux. Pourquoi veux-tu me surprendre ? SO. Il m'a vaincu par toutes ses raisons. Il faut que je cherche un autre nom. Je ne sais comment il a vu tout cela. Mais je le tromperai bien tout à cette heure : car ce que j'ai fait tout seul, personne que moi ne l'a vu dans la tente où j'étais, et il n'y a qui que ce soit qui le puisse dire. Si tu es Sosie, quand les légions combattaient à outrance, que faisais-tu dans la tente ? Je suis vaincu si tu le dis. ME. Il y avait un tonneau de vin. J'en emplis une bouteille. SO. Il y était sans doute. ME. Je l'apportai toute pleine de vin pur, tel qu'il était sorti de la mère goutte. SO. C'est une chose étrange, s'il n'était caché dans la bouteille : et cela se fit certainement, quand je vidai toutes cette bouteille de vin pur. ME. Que veux-tu dire ? Et bien ? Suis-je convaincu par tes raisons de n'être pas Sosie ? SO. Tu nies que je le sois aussi ? ME. Pourquoi ne le nierais-je pas, puisque c'est moi ? [Page 23] SO. J'atteste Jupiter que c'est moi, et je ne dis pas une fausseté. ME. Et moi je te jure par Mercure que Jupiter ne te croira pas, et je sais bien qu'il me croira plutôt sans jurer, que toi avec tous les serments que tu te saurais imaginer. SO. Je te prie de me répondre. Qui suis-je donc au moins, si je ne suis pas Sosie ? ME. Quand je ne voudrais point être Sosie, que tu le sois si bon te semble : mais tandis que je le serai, tu seras battu si tu ne t'éloignes d'ici. SO. Il est vrai que quand je le contemple, et que je reconnais ma forme, comme je me suis vu souvent dans un miroir, je trouve qu'il me ressemble infiniment. Il porte un chapeau comme le mien, et son habit est comme celui que je porte. Il me ressemble par les jambes, par les pieds, par la stature, par les cheveux courts, par les yeux, par le nez, par les lèvres, par les joues, par le menton, par la barbe, par l'encolure, et pour le dire en un mot, par toute sa personne. Que si son dos est cicatrisé, il n'est rien de plus semblable. Mais quand j'y pense, je suis assurément le même que j'ai toujours été : je sais qui est mon Maître, je connais notre maison. Certes je ne suis pas fou, et j'ai l'usage de mes sens. Je n'obéirai point à ce qu'il m'a dit. Je frapperai à la porte. ME. Où vas-tu ? SO. À la maison. ME. Si tu montais dans le chariot de Jupiter pour fuir d'ici, à peine pourrais-tu éviter le malheur qui te menace. SO. Quoi ne m'est-il permis de m'acquitter du commandement de mon Maître ? ME. Si tu veux porter quelque nouvelle à ta Maîtresse, je ne m'y opposerai pas : mais à la mienne ? et d'entrer dans son logis ? je ne le permettrai nullement : et si tu me mets en colère, je t'errenerai de coups. SO. J'aime mieux [Page 24] m'en aller. Ô Dieux immortels, je vous prends à témoins de tout ceci ! où est-ce que je me suis perdu moi-même ? où est-ce que je me suis changé ? où ai-je perdu ma forme ? Ne me suis-je point laissé moi-même en quelque part ? où me suis-je oublié ? car, à dire le vrai, cet homme possède entièrement mon image que j'avais ci-devant. Il s'est fait en moi vivant, ce que personne ne fera jamais pour moi quand je serai mort. Je m'en retournerai au port, et je dirai à mon Maître ce qui s'est passé, si ce n'est qu'il ne me connaisse point aussi. Ce que Jupiter permette, afin qu'étant chauve comme je le suis avec ma tête rase, je reçoive aujourd'hui le chapeau de la liberté. [Voulant dire que s'il n'a plus de maître, il sera libre d'esclave qu'il était auparavant.]

SCENE II du I ACTE.

MERCURE.

J'ai été heureux aujourd'hui, et mon dessein a parfaitement réussi. J'ai éloigné de ce logis une grande importunité qui eût été capable d'y troubles les plaisirs de mon père. Pour lui, quand il sera de retour auprès de son Maître Amphitryon, il lui contera que le serviteur Sosie l'a chassé, et qu'il l'a empêché d'entrer chez lui. Ce qu'il ne croira pas, et ne se persuadera jamais aussi qu'il soit venu jusqu'ici. Je les remplirai tous deux d'erreur et d'étourdissement, aussi bien que toute la famille d'Amphitryon, jusqu'à ce que mon père se satisfasse pleinement de la jouissance de celle qu'il [Page 25] aime, et que tout le monde sache les choses qui se sont passées. Jupiter ensuite aura la bonté de remmetre bien Alcmène avec son mari : car d'abord Amphitryon excitera des troubles à sa femme : il la soupçonnera d'avoir violé la foi conjugale, et la chargera du crime d'impureté. Mais mon père calmera enfin cette tempête. Maintenant, ce que je ne vous ai guère expliqué touchant Alcmène, elle mettra aujourd'hui deux enfants au monde, l'un du dixième mois, et l'autre du septième, celui-ci d'Amphitryon, et celui-là de Jupiter : le plus petit, ou le plus jeune sorti du père de plus grande dignité, et le plus âgé venu du père de moindre autorité. Au reste savez-vous ce que c'est : Mon père a fait pour l'amour d'Alcmène, et pour lui conserver son honneur, qu'elle n'eut qu'une seule grossesse, et que dans un seul travail, elle se délivrât de deux fardeaux à la fois, pour n'être point soupçonnée d'adultère, ou que du moins le soupçon d'une chose si secrète, se pût aisément dissimuler, bien que, comme je vous l'ai déjà dit, Amphitryon saura toute l'affaire comme elle s'est passée. Qu'en arrivera-t-il donc ? Personne assurément n'en attribuera pour cela le blâme à la vertueuse Alcmène : car il ne serait pas juste qu'un Dieu permît que sa faute attirât du deshonneur sur la tête d'une personne mortelle. Je retiendrai ma parole. La porte a fait du bruit. L'Amphitryon supposé sort du logis, et avec lui Alcmène sa femme empruntée.

[Page 26]

SCENE III DU I ACTE.

JUPITER, ALCMENE, MERCURE.

Adieu, Chère Aclmène, continuez à prendre soin de nos intérêts communs, et ménagez-vous doucement je vous prie, puisque les mois de votre grossesse s'en vont tantôt expirer. Il est nécessaire que je m'en retourne. Mais élevés soigneusement ce qui naîtra de vos couches. ALC. Quelle affaire y a-t-il donc qui vous presse si fort, mon cher mari, que vous soyez contraint de partir si tôt de votre maison ? JUP. Je vous assure que ce n'est pas , qu'il ne me fâche beaucoup de me retirer d'auprès de vous, et de m'éloigner d'ici. Mais quand un Général d'armée est loin de ses troupes, il n'arrive que trop tôt des affaires fâcheuses qui requièrent sa présence. ME. [Tout bas.] Bien qu'il soit mon père, je dirai néanmoins qu'il sait parfaitement l'art de dissimuler, et qu'il s'en sert admirablement : prenez garde comme il flatte doucement cette femme. ALC. A la vérité j'éprouve bien l'estime que vous faites de votre femme, puisque vous êtes si prompt à me quitter. JUP. N'en avez-vous pas assez de marques, s'il n'y a personne au monde que j'aime tant que vous ? ME. Tout de bon, si Junon savait que tout ce qui se passe n'est qu'une feinte, je m'assure que vous aimeriez mieux être Amphitryon que Jupiter. ALC. J'aimerais mieux éprouver cela que de vous l'ouïr dire : mais vous vous en allez plutôt que la place du lit où vous avez couché n'est échauffée. Vous vîntes hier à minuit, et vous vous en allez à cette heure ; [Page 27] cela est-il agréable ? ME. [Tout bas.] Je m'approcherai d'elle, je lui parlerai, et je seconderai bien ses flatteries.Je ne crois pas qu'un mortel ait jamais tant aimé sa femme que celui-ci vous aime. JUP. Bourreau, ne te connais-je pas bien ? Ne t'ôteras-tu pas de ma présence ? De quoi te mêles-tu ? Si je prends un bâton. ALC. Ah ! ne vous fâchez pas. JUP. Silence donc. ME. Ma première complaisance a failli à mal réussir. JUP. Touchant ce que vous avez dit, ma chère femme, il ne vous en faut pas mettre en colère contre moi. Je me suis dérobé de l'armée pour venir ici, et je vous ai dérobé ce peu de loisir, afin que vous sussiez la première les services que j'ai rendus à la République. Je vous ai tout conté : et si je ne vous aimais infiniment, je ne l'aurais pas fait. ME. Ne fait-il pas comme j'ai dit ? Il la flatte pour ôter son appréhension. JUP. Afin que l'armée ne s'aperçoive pas de mon absence, je m'y en revais [sic.] secrètement, de peur que l'on ne dise que j'ai préféré les soucis de ma femme au bien de l'Etat. ALC. Vous tirez les larmes des yeux de votre femme par votre départ. JUP. Prenez patience, et ne gâtez point vos beaux yeux, je retournerai bientôt. ALC. Ce "bientôt" signifie peut-être longtemps. JUP. Je ne vous quitte pas de mon bon gré, ni je ne prends point de plaisir à m'éloigner de votre présence. ALC. Je m'en aperçois bien, puisque vous vous en allez la même nuit que vous êtes venu. JUP. Pourquoi me retenez-vous ? Je veux sortir de la ville avant que le jour paraisse. Au reste, Alcmène, je vous prie d'avoir agréable cette coupe, où le Roi Pterelas que j'ai tué de ma main, avait accoutumé de boire : on me l'a donnée pour [Page 28] prix de ma valeur. ALC. Vous en usez comme vous avez accoutumé. Sans mentir le présent est digne de la personne à qui on le fait. JUP. Tu fais encore le discoureur ? Ne te puis-je pas traiter comme tu le mérites ? ALC. Je vous prie, Monsieur, de ne vous mettre point en colère contre Sosie à mon sujet. JUP. Je ferai ce qu'il vous plaira. ME. Sans mentir, l'amour le fait devenir bien mauvais. JUP. Désirez-vous quelque autre chose DE MOI ? ALC. Que vous m'aimiez toujours absente comme si j'étais présente. ME. Allons, Seigneur Amphitryon, le jour paraît. JUP. Marche devant, Sosie, je te suivrai. Ne m'ordonnez-vous plus rien pour votre service ? ALC. Que vous reveniez bientôt. JUP. Je le veux bien, et je serai ici plutôt de retour que vous ne pensez, réjouissez-vous cependant. Ô nuit, qui m'as si bien attendu, je te donne congé pour céder ta place au jour, afin qu'il éclaire aux Mortels d'une lumière bénigne : Et d'autant plus, ô nuit, que tu as été longue, le jour qui te suivra sera de courte durée. Je ferai que dans la même proposition le jour quittera de son étendue à la nuit. Je me retire donc, et je suivrai Mercure.


ACTE II SCENE I.

AMPHITRYON, SOSIE.

Va, retourne pour la seconde fois. SO. Je suis vos pas, je vous suivrai partout. AM. Je crois que tu ne vaux rien. SO. Pourquoi me dites-vous cela ? AM. Pour ce que tu me dis une chose qui n'est point, qui n'a point été, et qui ne sera [Page 29] jamais. SO. Je vous en assure pourtant par la Déesse Cérès. Mais vous faites toujours selon votre coutume de ne croire point vos gens. AM. Comment ? Est-ce là une chose croyable ? Si je te prends, insolent. Je t'arracherai la langue, puisque tu ne fais que mentir. SO. Je suis à vous, sans qu'il me soit permis de répliquer, et vous ferez de moi tout ce qu'il vous plaira, toutefois vous ne m'étonnerez jamais de telle sorte, que je ne vous dise toujours les choses comme elles sont. AM. Impudent, oses-tu bien me dire, qu'étant ici présent, tu sois néanmoins en même temps en ma maison ? SO. Je vous dis la vérité. AM. Et moi je te ferai sentir dès aujourd'hui le châtiment que les Dieux te préparent. SO. Vous en avez le pouvoir ; car vous êtes mon Seigneur et mon Maître, et je suis à vous. AM. As-tu l'effronterie de te moquer de moi ? Oses-tu me dire ce que tu dis ? On ne vit jamais rien de semblable : et certes il ne se peut pas faire, qu'en même temps un même homme soit à la fois en deux lieux séparés. SO. La chose est pourtant, comme je vous l'ai dite. AM. Que Jupiter t'abîme. SO. Que vous ai-je fait, Monsieur, pour mériter de vous une malédiction si grande ? AM. Me le demandes-tu, méchant, en te moquant de moi ? SO. Vous me maudissez justement si cela est : mais je ne vous mens point, et la chose est telle que je vous l'ai dite. AM. Je crois qu'il est ivre. SO. Plût à Dieu que cela fût. AM. Tu souhaites ce qui en est. SO. Moi ? AM. Toi-même. Où est-ce que tu as bu ? SO. Je n'ai point bu du tout. AM. Quel fripon est-ce là ? SO. Je vous l'ai dit plus de dix fois. Je suis dans votre maison de Thèbes, l'entendez-vous ? Et je suis encore le même [Page 30] Sosie à qui vous parlez. Cela est assez net. Il me semble que je vous en parle bien clairement ; AM Ah ! tu me déplais. Retire-toi de ma présence. SO. Que faut-il que je fasse ? AM. La peste te tient. SO. Pourquoi dites-vous cela ? Je ne suis pas malade, et je me porte fort bien. AM. Je ferai aujourd'hui que tu deviennes ce que tu mérites de devenir ; que tu ne te portes pas si bein, et que tu sois misérable le reste de ta vie, si je retourne chez moi en bonne santé. Suis moi, si tu veux, en te moquant toujours de ton Maître par des paroles insensées, qui n'ayant pas fait ses ordres, viens impudemment lui faire des contes ridicules de choses qui ne peuvent être, et qui n'ont jamais été ouïes de personne, tous mensonges qui pourraient bien aujourd'hui retomber sur tes épaules. SO. Seigneur, c'est une grande misère à un bon serviteur, si quand il dit une vérité à son Maître, cette vérité est opprimée par la violence. AM. Comment se pourrait faire une chose si prodigieuse ? (Car je te permets à cette heure de le contester avec moi par raisons) comment se pourrait-il faire que tu fusses ici présent, et que tu fusses encore en ma maison à Thèbes ? Je veux que tu me le dises. SO. Je suis assurément ici et là ! Et s'en étonne qui voudra. Mais cela ne vous semble point plus merveilleux qu'à moi-même, Seigneur, Amphitryon. AM. Comment ? SO. Cela dis-je ne vous saurais sembler plus merveilleux qu'à moi ; de sorte (que les Dieux me le pardonnent) ni je ne croyais point moi-même au premier Sosie, jusqu'à [Page 31] ce que cet autre Sosie qui était encore moi-même m'obligea de le croire en me contant tout ce qui s'était passé entre les Ennemis, quand nous étions ensemble. Puis il m'ôta ma forme et mon nom ; et certes une goutte de lait n'est point si semblable à une autre goutte de lait, qu'il me ressemble car, lorsque vous m'envoyâtes du port de fort bonne heure avant le jours. [Il n'achève pas.] AM. Quoi donc ? SO. Il se tenait à la porte longtemps devant que j'arrivasse. AM. Quelles sottises ! et quelle misère de les ouïr. As-tu le sens commun ? SO. Je l'ai tel que vous voyez. AM. Je ne sais ce qu'a fait à cet homme là quelque main maligne depuis qu'il est parti d'auprès de moi. SO. Je le confesse, car je suis assommé de coups de poing. AM. Qui t'a battu ? SO. Moi-même, qui suis encore à la maison à l'heure que je vous parle. AM. Garde toi bien de me répondre quoi que ce soit si je ne te le demande. Je veux que tu me dises premièrement qui est ce Sosie. SO. Votre serviteur. AM. C'est donc un toi-même de trop, plus que je ne veux. Mais quoi qu'il en soit, depuis que je suis au monde, je n'ai point eu de serviteur Sosie que toi. SO. Aussi m'appelle-t-on encore aujourd'hui Sosie votre serviteur : mais outre moi, vous dis-je, vous en trouverez encore un autre arrivant chez vous. Il est comme moi fils de Davus, de même taille et de même âge que moi. Qu'est-il besoin de tant de paroles ? Enfin vous avez un double Sosie. AM. Tu me dis des choses merveilleuses et trop extraordinaires pour être crues. Mais as-tu vu ma femme. SO. Il ne me fut jamais permis d'entrer chez vous. AM. Qui t'en empêcha ? SO. Ce Sosie que je vous ai déjà dit tant de fois qui m'a bien battu. AM. Quel [Page 32] Sosie ? SO. Moi-même. Combien de fois faut-il que je vous le dise ? AM. Mais que dis-tu ? N'étais-tu point endormi ? SO. Nullement. AM. Si tu as vu d'aventure quelque Sosie, il faut que ça ait été un songe. SO. Je n'ai pas accoutumé de faire les commandements de mon Maître en dormant. Je l'ai vu étant éveillé, je vous vois maintenant ayant les yeux ouverts, je vous parle encore de la même sorte, et lui était éveillé aussi bien que moi, quand il m'a donné force coups de poing. AM. Qui ? SO. Ce Sosie, qui est moi-même vous dis-je ? L'entendez-vous ? AM. Que cela est étrange ! Y a-t-il au monde qui que ce soit qui pût entendre toutes les sottises que tu dis ? SO. Vous le connaissez bientôt. AM. Qui ? SO. Ce Sosie que je vous dis, votre serviteur. AM. Suis-moi donc par ici : car il faut d'abord que je m'informe de tout cela : mais prends bien garde qu'on m'apporte du Navire tout ce que j'ai commandé. SO. Je m'en souviendrai bien, et je me rendrai soigneux de vous obéir. Je n'ai pas avalé le commandement que vous m'avez fait avec le vin que j'ai bu. AM. Que les Dieux fassent qu'il ne soit rien de tout ce que tu m'as conté.

SCENE II DU II ACTE.

ACLMÈNE, AMPHITRYON, SOSIE, THESSALE.

N'est-il pas vrai qu'il y a peu de plaisir en la vie, et dans tout le cours de sa durée en [Page 33] comparaison des choses fâcheuses qui s'y rencontrent ? Telle est la destinée des hommes : et les Dieux ont voulu que la tristesse suivit de fort près les délices ; de sorte qu'en toutes choses, le bien n'est jamais si abondant que la peine et l'incommodité. Ce que j'éprouve assez, et je ne le sais que trop de moi-même qui ai reçu quelque joie depuis peu, de voir mon mari une seule nuit ; mais il s'en est allé aussi devant le jour. Il me semble maintenant que je suis toute seule : et comme je l'aime parfaitement, j'ai pris plus de deuil de son départ ; que je n'ai été ravie de joie de son retour. Mais ce qui me satisfait en quelque sorte, c'est qu'il a vaincu les Ennemis : et de ce qu'il est revenu chez lui, avec beaucoup d'honneur, ce m'est une consolation que je ne saurais exprimer. Au reste, pourvu qu'il retourne encore avec la même gloire qu'il s'est acquise, je supporterai constamment le déplaisir de son départ, et je me tiendrai asses heureuse, quand j'apprendrai de la voix publique, qu'il est honoré du titre de Vainqueur. La vertu est une excellente récompense : elle va devant toutes choses. La Liberté, le Salut, la Vie, les Biens, les Parents, la Patrie, et les Enfants, sont maintenus et conservés par elle. La Vertu contient toutes choses en soi : tous les Biens l'accompagnent, et la suivent partout. AM. Je crois que mon retour est fort désiré de ma femme, parce qu'elle m'aime beaucoup, et je l'aime aussi parfaitement. [Page 34] J'ai impatience de la voir après une heureuse expédition, ayant vaincu les Ennemis, que personne ne s'imaginait qu'il fût possible de surmonter. Nous en sommes donc venus glorieusement à bout, dès la première rencontre par ma vigilance et par mes soins ; de sorte que je ne doute point qu'elle ne m'attende avec beaucoup de désir. SO. Et de moi, Seigneur, que vous en semble ! N'y a-t-il pas aussi grande apparence, que mon retour est fort souhaité de ma fidèle Amante ? AL. C'est bien là mon mari que je vois. AM. Suis-moi par ici. AL. Pourquoi revient-il sitôt m'ayant dit qu'il s'en allait pour assez longtemps ? Ne me veut-il point éprouver à dessein ? Ou veut-il connaître si je désire son éloignement : mais quoi qu'il en soit, ce n'est point contre mon gré, qu'il retourne à sa maison. SO. Seigneur, nous ferons bien mieux de nous en retourner au Navire. AM. Pour quel sujet ? SO. Pour ce qu'il ne se trouvera personne à la maison pour nous donner à dîner. AM. D'où est-ce que cette pensée te vient à l'esprit ? SO. De ce que nous venons trop tard. AM. Comment ? SO. La sage Alcmène est sans doute hors de table, se tenant devant le logis. AM. Je la laissai grosse, quand je m'en allai. SO. Ah malheureux, c'est fait de moi. AM. Que t'a-t-on fait ? SO. Il semble que j'arrive exprès pour charrier de l'eau, comme je le juge par votre discours, puisque c'est après le dixième mois accompli de l'état auquel elle est. AM. Ne t'étonne point. SO. Le savez-vous bien comme je ne m'étonne pas ? [Ceci est une forme de jugement ancien.] Si je prends une fois le seau, ne me croyez jamais en matière d'importance, si je ne tire toute l'âme du puits, dès que j'aurai commencé d'y mettre la main. [Page 35] AM. Suis-moi par ici, je donnerai la charge de cette affaire à un autre. Ne crains rien de ce côté-là. AL. Je m'acquitterai de mon devoir si je vais au devant de lui. AM. Amphitryon salue sa femme, avec beaucoup de joie, après avoir longtemps espéré de la revoir, la tenant pour la plus excellente femme qui soit à Thèbes, et ne pouvant ignorer aussi que tous les Thébains, ne la considèrent avec estime pour sa modestie, et pour son honnêteté. Vous êtes-vous bien portée jusques ici ? Et viens-je selon vos souhaits dans l'attente où vous étiez de me revoir ? SO. [Ironie.] Je ne vis jamais rien de si attendu, et personne au monde ne saurait mieux rendre le salut à son chien. AM. Je me réjouis infiniment de vous trouver prête d'accoucher et de vous porter si bien en même temps. AL. Dites-moi, je vous prie, pourquoi vous vous moquez de moi en me saluant de la sorte, et me faisant un compliment, comme s'il y avait longtemps que vous ne m'eussiez vue ? Commme si vous ne faisiez que de retourner chez vous, depuis la victoire que vous avez gagnée sur les Ennemis ? Vous me parlez comme si vous ne m'aviez point vue depuis fort longtemps. AM. Aussi ne vous ai-je vue nulle part, depuis que je vous quittai pour aller commander l'armée. AL. Pourquoi me dites-vous cela ? AM. Pour ce que j'ai accoutumé de dire la vérité. AL. Celui-là ne fait pas une chose juste, qui désapprend ce qu'il avait appris. Êtes-vous ici venu, pour connaître ce que j'ai dans le cœur ? Mais dites-moi, s'il vous plaît, pourquoi vous retournez si tôt sur vos pas ? Quelque Augure vous a-t-il arrêté ? Ou la tempête vous a-t-elle empêché de partir ? Pourquoi n'êtes-vous [Page 36] point retourné à l'armée, comme vous me disiez, que vous en aviez le dessein ? AM. Combien y a-t-il que cela s'est passé ? AL. Vous me voulez éprouver. Vraiment, il y a bien longtemps ! Naguère. Tout à cette heure. AM. Comment, je vous prie, cela se pourrait-il faire, il y a déjà longtemps, tout à cette heure ? AL. Comment est-ce que vous l'entendez ? Je me moque de vous qui vous moquez de moi, me disat que vous ne faites que d'arriver, et cependant vous ne faites que de partir d'ici. AM. elle me conte des illusions. SO. Arrêtez-vous un peu attendant qu'elle ait dormi un somme. AM. Il n'est point besoin qu'elle dorme, puisqu'elle songe en veillant ? AM. Assurément je suis éveillée, et je vous conte sans sommeiller ce qui s'est passé : car je vous ai vu, et celui qui est auprès de vous, dès devant qu'il fût jour. AM. En quel lieu ? AL. En votre maison. AM. Cela ne fut jamais. SO. Ne vous tairez-vous pas ? Que serait-ce si le Navire nous avait ici amenés du port, étant assoupis par le sommeil ? AM. Et quoi tu lui veux adhérer ? SO. Que voulez-vous faire ? Ne le savez-vous pas ? Si vous avez envie de contrarier une Bacchante en furie, d'insensée qu'elle est, vous la ferez devenir encore plus insensée. Si vous lui adhérez, vous en serez quitte par un seul coup qu'elle vous donnera. AM. Je suis pourtant bien résolu de la presser de me dire pourquoi elle ne m'a point voulu saluer en arrvant. SO. Vous irriterez les frelons. AM. Tais-toi, Sosie. Je voudrais bien, Alcmène, savoir une seule chose de vous. AL. Demandez-moi tout ce qu'il vous plaira. AM. La folie s'est-elle emparée de votre tête ? Ou bien est-ce l'orgueil qui vous [Page 37] fait agir de la sorte ? AL. Mon mari, quel sujet avez-vous de me faire cette demande ? AM. À cause que vous aviez accoutumé de me saluer, quand j'arrivais, de me parler, comme les honnêtes femmes ont accoutumé de parler à leur Mari : et cependant, arrivant chez moi, je vous y ai rencontrée de toute une autre humeur. AL. Aussi, mon cher mari, ne manquai-je pas hier à votre arrivée, à vous rendre ce devoir. Je vous saluai, et je m'informai de votre bonne santé. Je pris votre main, et je vous donnai le baiser. SO. Vous prîtes la peine hier de le saluer ? AL. Et toi-même aussi, Sosie. SO. Seigneur, j'espérais que cette Dame vous mettrait un fils au monde : mais elle n'est pas grosse d'enfant. AM. De quoi donc ? SO. De folie. AL. Je ne suis point folle, et je prie les Dieux que j'accouche heureusement d'un fils. Mais tu seras bien châtié, si Monsieur fait son devoir : et puisque tu te mêles de deviner, tu recevras ce que tu mérites pour un si mauvais présage. O. C'est à une femme grosse à qui l'on doit donner une autre chose que de la pomme de grenade pour la faire accoucher, en lui mettant quelque remède à la bouche, si le cœur lui fait mal. AM. Vous me vîtes hier ici ? AL. Oui, je vous assure, si vous voulez que je vous le dise plus de dix fois. AM. Peut-être en songe ? AL. Etant éveillée, et vous éveillé, ! AM. Ah ! que je suis malheureux ! SO. Qu'y a-t-il ? AM. Ma femme a perdu l'esprit. SO. C'est une bile noire qui a corrompu son tempérament : car il n'y a rien qui fasse sitôt perdre le jugement. AM. Ma mie, quand vous êtes-vous aperçue la première fois de cette indisposition ? AL. Moi ? Je me porte bien grâce aux Dieux, et [Page 38] je n'ai point perdu l'esprit. AM. Pourquoi donc me dits-vous que vous me vîtes hier qui ne sommes descendus au port que cette nuit ? J'y ai soupé, j'y ai pris mon repos dans le vaisseau tout le long de la nuit, et je n'ai point ici mis le pied, depuis que j'en partis pour conduire l'armée contre les Téléboens que nous avons vaincus. AL. Vous avez pourtant soupé avec moi, et nous avons couché ensemble. AM. Que dites-vous ? AL. La vérité. AM. En bonne foi, je ne sais rien de cette affaire-là, ni de toutes les autres. AM. Vous vous en retournâtes à l'armée dès la pointe du jour. AM. Comment ? SO. Elle dit bien selon sa souvenance : elle vous conte un songe : Mais, Madame, dès que vous vous êtes levée, il faut bien que vous ayez été aujourd'hui offrir une galette salée ou de l'encens à Jupiter qui dissipe les prodiges. AL. Que ta tête soit accablée de la peine que mérite ton insolence. SO. C'est vous qui avez intérêt de faire guérir la vôtre. AL. Ce serviteur perd le respect devant moi, sans en être châtié. AM. Tais-toi. Et pour vous, Madame, dites-moi s'il est vrai que je me suis séparé d'auprès de vous dès le matin ? AL. Qui serait-ce donc sinon vous qui m'a raconté toute l'histoire du combat ? AM. La savez-vous aussi ? AL. Je la sais, l'ayant ouïe de votre bouche, comme vous avez emporté de vive force une ville considérable, et comme vous avez tué de votre main le Roi Pterelas. AM. Vous ai-je dit cela ? AL. Vous me l'avez dit en présence de Sosie. AM. M'as-tu ouï raconter cela d'aujourd'hui ? SO. Où l'aurais-je ouï ? AM. Demande-lui. SO. Cela ne s'est jamais fait que je sache en ma présence. AL. [Ironie.] C'est [Page 39] une chose merveilleuse qu'il ne dise rien contre vous. AM. Or ça Sosie, regarde-moi bien. SO. Je vous regarde. AM. Je veux que tu dises la vérité, et je ne veux pas que tu me flattes : as-tu ouï d'aujourd'hui que je lui aie dit ce qu'elle conte ? SO. Dites-moi, je vous prie, si vous n'avez point aussi perdu le sens de me faire cette demande, qui n'ai point vu Madame, qu'à cette heure en votre présence ? AM. Et bien, Madame, entendez-vous ce qu'il dit ? AL. Je l'entends à la vérité, et qu'il dit une fausseté. AM. Vous le ne croyez point, ni vous ne me croyez point aussi, moi qui suis votre mari. AL. Cela vient de ce que je me crois parfaitement moi-même, et je sais que la chose est tout ainsi que je vous la dis. AM. Vous dites donc que je vins dès hier ? AL. Vous niez donc que vous vous en soyez allé aujourd'hui ? AM. Et moi je vous dis que je ne fais que d'arriver ici. AL. Je vous prie, me nierez-vous encore, que vous m'ayez aujourd'hui fait présent d'une coupe d'or, que vous m'avez dit qu'on vous avait donnée ? AM. Certainement, ni je ne vous ai point donné de coupe, ni je ne vous en ai point parlé ; mais j'ai eu dessein, et je l'a bien encore de vous la donner. Mais qui vous a dit cela ? AL. Vous-mêmes, et j'ai reçu la coupe de votre main. AM. Arrêtez, arrêtez de grâce. Je m'étonne infiniment Sosie, comme elle peut savoir qu'on m'a fait présent de cette coupe, si tu ne l'en as point entretenue auparavant, et si tu ne lui as point raconté toutes ces choses. SO. Ni je ne lui ai rien dit, ni je ne l'ai point vue que tout à cette heure en votre présence. AM. Quelle femme est-ce ci ? [Page 40] AL. Voulez-vous que j'apporte la coupe ? AM. Je le veux bien. AL. Thessale, va dans mon cabinet, et apporte-moi la coupe que mon mari m'a donnée aujourd'hui. AM. Mets-toi un peu à quartier, Sosie : car entre toutes les choses merveilleuses qui se passent ici, je suis tout à fait émerveillé si elle m'apporte la coupe. SO. Croyez-vous cela, étant renfermée comme elle est dans ce coffret scellé de votre sceau ? AM. Le sceau n'a point été rompu ? SO. Regardez. AM. Il y est tout entier ; omme je l'ai mis. SO. Que m'ordonnez-vous, de grâce, qu'elle soit purifiée pour la délivrer du Démon de Céres qui la possède ? AM. Je crois qu'elle en aurait grand besoin : car son esprit est troublé par des fantômes vains. AL. À quoi servent tant de paroles ? Voilà votre coupe. Ne l'est-ce pas là ? AM. Que je la voie. AL. Tenez, voyez, si ce ne l'est pas, après m'avoir fait tant de reproches, afin que j'en sois convaincue devant tout le monde. N'est-ce pas ici la coupe dont vous m'avez fait présent ? AM. Grand Dieu ! qu'est-ce que je vois ? C'est là sans doute la même coupe que j'avais. Je suis confus, Sosie. SO. Ou il faut dire que cette Dame est la plus grande Enchanteresse du monde, ou que c'est ici votre coupe. AM. Hâte-toi donc, outre le coffret. SO. Pourquoi la tirerai-je de là, où elle est si bien renfermée. Toutes choses se passent ici admirablement. Vous avez engendré sans doute un autre Amphitryon, comme j'ai produit un autre Sosie. Que si la coupe a aussi engendré une autre coupe. Nous voilà jumeaux tous tant que nous sommes. AM. Il faut [Page 41] ouvrir le coffret, et voir ce qu'il y a pour en être plus assuré. SO. Voyez au moins le sceau en l'état qu'il est, afin qu'ensuite vous ne m'en donniez point de blâme. AM. Ouvre seulement ; car je vois bien que Madame a de l'impatience de nous appeler insensés à son tour. AL. Où est-elle donc, sinon celle que je vous ai montrée, et que j'ai reçue de vos faveurs ? AM. Il faut que je la cherche soigneusement. SO. Ô Dieu ! ô Dieu ! Qu'est ceci ? AM. Qu'y a-t-il ? SO. Il ne se trouve point de coupe dans le coffret. AM. Qu'est-ce que j'entends ? SO. Ce qui n'est que trop vrai. AM. Ce sera tant pis pour toi, si elle ne se trouve pas. AL. Vous la voyez. AM. Qui vous l'a donnée ? AL. Celui qui me le demande. SO. Vous me voulez surprendre sans doute, parce que c'est vous qui êtes accouru ici du Navire en cachette, qui avez tiré vous-mêmes la coupe du coffret pour lui en faire présent, et qui ensuite avez refermé le coffret, comme il était auparavant, sans que j'en aie rien su. AM. Ah miséricorde, tu favorises aussi son imagination blessée ! Dites-vous que nous vîmes hier ici ? AL. Je vous le dis encore, et que vous me saluâtes en arrivant, et que je vous rendis le salut, en vous donnant le baiser. AM. Ce commencement du baiser ne me plaît pas. AL. Je continuerai de vous dire ce qui suit. Vous fîtes apporter de l'eau pour vous laver. AM. Et après m'être lavé ? AL. Vous vous mîtes sur le lit de repos. SO. Achevez, ô bon Seigneur. Demandez-lui le reste. AM. N'interromps point. Continuez. AL. On servit le soupé, vous mangeâtes avec moi, et nous couchâmes ensemble. AM. Dans un même lit ? AL. Dans un même lit. [Page 42] SO. Ce repas ne me plaît nullement. AM. Laisse dire. Qu'arriva-t-il après que nous eûmes soupé ? AL. Vous dites que vous aviez envie de dormir : la table fut levée, et de là, nous fûmes nous coucher. AM. Où fut-ce ? AL. Dans votre chambre, et dans un même lit. AM. Vous m'avez ôté la vie. SO. Qu'avez-vous ? AM. Elle me fait mourir. AL. Pourquoi je vous prie ? AM. Ne me dites rien. SO. Qu'avez-vous ? AM. Ah ! je suis malheureux, parce qu'elle me fait souffrir pour la perte de sa pudicité, qui lui est arrivée en mon absence. AL. Pourquoi, mon mari, faut-il que j'entende ce discours de votre bouche ? AM. Que je sois votre mari ? ha ! ne m'appelez point d'un nom si plein de fausseté. SO. Ceci est bien embarrassé, puisqu'il est devenu femme, au lieu d'être mari. AL. Que vous ai-je fait, pour vous obliger à me dire des choses si étranges ? AM. Vous publiez vous mêmes vos belles actions, et vous me demandez en quoi vous avez failli. AL. Je vous le demande encore. Quelle faute ai-je commise contre vous, si étant votre épouse, je vous ai tenu compagnie ? AM. Vous m'avez tenu compagnie ? Qui eut jamais l'audace de parler de la sorte ? Au moins si vous n'avez point de pudeur, essayez d'en emprunter de quelque autre. AL. Ce crime que vous m'imputez de gaité de cœur est honteux à notre famille. Si vous m'accusez d'impudicité, vous ne m'en sauriez convaincre. AM. Ô Dieux immortels ! Au moins suis-je encore connu de toi, Sosie. SO. Il s'en faut bien peu. AM. Ne soupai-je pas hier dans le Navire arrivé au port Persique ? AL. J'ai aussi des Témoins qui pourront assurer ce que je dis. AM. Quels Témoins ? [Page 43] AL. Des Témoins. AM. Quels Témoins encore une fois ? AL. Il suffit d'un seul. Et personne n'en peut rendre meilleur témoignage que le serviteur Sosie. SO. Je ne sais que dire à cela, sinon que peut-être il s'est trouvé en votre absence un autre Amphitryon qui s'est chargé du soin de vos affaires, et qui s'est acquitté de votre devoir : car pour en dire la vérité, je me suis fort étonné du Sosie supposé ; mais je m'étonne bien davantage de l'autre Amphitryon. Il y a je ne sais quel Enchanteur qui cause des illusions à cette Dame. AL. Je jure par l'Empire souverain du Roi de l'Univers, et par sa femme Junon, que je révère et que je crains, comme le devoir m'y oblige, que nul homme mortel, excepté vous seul, n'a touché mon corps pour le souiller, ni pour me rendre impudique. AM. Je voudrais que cela fût vrai. AL. Je vous dit toutefois la vérité : mais c'est fort inutilement, parce que vous ne la voulez pas croire. AM. Vous êtes femme, vous jurez hardiment. AL. Il sied bien à celle-là d'être hardie, et de parler fièrement en sa défense, quand elle n'a point failli. AM. C'est assez hardiment. AL. Comme il est bien séant à une honnête femme. AM. Vous vous justifiez de paroles. AL. Je ne tire point d'avantages de cette dot qui s'appelle dot, mais de la pudicité, de la pudeur, des passions assujetties, de la crainte des Dieux, de l'amour des parents, de l'union dans la famille, de vous être obéissante, d'être civile, et bienfaisante. SO. Certainement cette femme est bonne dans toutes les règles, si elle [Page 44] dit la vérité. AM. Je suis tellement adouci par tout ce discours, que je ne sais plus où j'en suis. SO. Vous êtes assurément Amphitryon. Gardez-vous bien de vous perdre en eprdant l'usage de vous-même. Les hommes se changent aujourd'hui depuis que nous sommes revenus des pays étrangers. AM. Madame, je ne suis pas résolu de laisser cette affaire, sans m'en éclaircir plus particulièrement. AL. Vous ferez tout ce qu'il vous plaira. AM. Que dites-vous ? Répondez-moi. Si je vous amène du Navire votre Cousin Naucrate, qui est venu avec moi dans le même Vaisseau : et s'il ne demeure point d'accord de tout ce que vous dites ; que sera-t-il juste qu'on vous fasse ? Avez-vous quelque chose à dire pour m'empêcher de faire divorce avec vous ? AL. Si j'ai failli, il n'y a point d'excuse. AM. Elle en convient. Toi Sosie, mène ces Esclaves au logis. Je retourne au Navire, d'où j'amènerai Naucrate avec moi. SO. Il n'y a plus ici que nous deux. Dites-moi sérieusement, Madame, y a-t-il là-dedans quelque autre Sosie qui me ressemble ? AL. Ne te veux-tu pas retirer d'auprès de moi, Serviteur digne de ton Maître ? SO. Je m'en retire, puisque vous me le commandez. AL. Sans mentir voilà une chose étrange, que mon mari m'impute une si grande infidélité. [Fausseté.] Mais quoi qu'il en soit, je connaîtrai bientôt ce qui en est, par le moyen de mon Cousin Naucrate.

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SCENE I DU III ACTE.

JUPITER

Je suis cet Amphitryon de qui Sosie est serviteur. Mercure m'obéit quand je le juge à propos. J'habite dans le Palais suprême,où je prends, quand je veux, la Majesté de Jupiter. Mais quand je descends ici bas en un moment, je deviens Amphitryon, et je change mon vêtement. Maintenant c'est pour vous faire honneur que je viens ici, afin que je ne laisse point cette Comédie imparfaite, et que j'assiste de mon secours Alcmène, accusée par Amphitryon son mari, du crime d'adultère, dont elle est innocente : car je serais marri qu'elle reçût du déplaisir d'une faute que j'ai faite, sans qu'on l'en puisse blâmer justement. Je feindrai encore que je suis Amphitryon, comme je l'ai commencé une fois, et je jetterai aujourd'hui un grand trouble dans toute cette famille. Après j'en ferai connaître publiquement la vérité. Je choisirai le temps propre à secourir Alcmène, et je la ferai accoucher sans douleur de ce qu'elle est devenue enceinte de son mari et de moi. J'ai commandé à Mercure de me suivre partout, afin que si j'ai quelque chose à lui ordonner, il se trouve tout porté auprès de moi. Il faut que j'entretienne Alcmène.

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SCÈNE II DU III ACTE.

ALCMÈNE, JUPITER.

Je ne saurais demeurer à la maison, étant accusée, comme je le suis, par mon mari, qui me soupçonne d'adultère, et qui me couvre de déshonneur. Il me maintient tout faut que les choses qui ont été faites, n'ont point été faites, et il me reprend de celles que je n'ai ni faites, ni souffert qu'elles se fissent en ma personne, et s'imagine que plus ou moins, j'y ai prêté mon consentement. Je n'en ferai rien, et je ne souffrirai point d'être accusé faussement d'une si grande infamie. Je suis donc résolue de le quitter, ou qu'il me satisfasse, et qu'il me jure qu'il voudrait ne m'avoir point dit toutes les choses qu'il m'a dites, outrageant cruellement mon innocence. JUP. Il faut que je fasse pour moi même ce qu'elle désire que je fasse pour elle, si je veux qu'elle me reçoive encore comme son Amant. Quand ce que j'ai fait a été contraire aux intérêts d'Amphitryon, ma passion a porté bien du trouble à un innocent : mais maintenant sa juste colère attirera sur moi, sans l'avoir mérité, les reproches injurieux qu'il a faits à la belle Alcmène. AL. Ah ! Je le vois encore, infortunée que je suis, celui qui me soupçonne d'adultère et d'infamie. JUP. Ma femme, je veux vous entretenir. Pourquoi vous détournez-vous de moi ? AL. C'est mon humeur. J'ai toujours eu de la répugnance à regarder mes ennemis. JUP. Usez-en donc de la sorte, vers ceux qui le sont. AL. Je le ferai aussi, et je dis la vérité à votre égard, si ce n'est que vous me fassiez [Page 47] accroire que je la dissimule. JUP. Vous avez trop de pudeur. AL. Ne sauriez-vous retenir votre main ? Car si vous êtes sage et judicieux, et si vous n'êtes le plus fou de tous les hommes, vous ne parlerez point sérieusement, ni par divertissement à une femme que vous estimez impudique. JUP. Si je vous ai dit quelque chose de fâcheux, il n'en est rien davantage, et je n'en ai point de mauvaise opinion pour cela. Je vous dirai bien même que je suis retourné exprès, pour me purger devant vous d'un soupçon que j'ai eu : Car je vous assure qu'il n'est jamais rien entré dans mon esprit de plus fâcheux, que depuis que j'ai connu que vous étiez en colère contre moi. Pourquoi me parlez-vous de la sorte, direz-vous ? Il ne me sera pas difficile de m'en éclaircir avec vous. Ce n'est pas, je vous jure, que je fusse persuadé que vous n'eussiez pas assez de modestie et de pudeur ; mais j'ai voulu hasarder quelques mots pour connaître vos inclinations, et voir de la façon que vous les prendriez. Ce n'était que par jeu, et pour pur divertissement que je vous avais tenu tout ce discours. Demandez-le plutôt à Sosie que voici. AL. Que n'avez-vous amené mon Cousin Naucrate pour servir de témoin, comme vous disiez tantôt. Il n'est dont pas venu avec vous ? JUP. Si je vous ai dit quelque chose par jeu, il n'est pas juste que vous le preniez sérieusement. AL. Je sais le mal que cela m'a fait au cœur. JUP. Ah ! je vous prie, Alcmène, de me pardonner cette faute. Je vous en conjure par cette belle main que je touche. Ne soyez point fâchée contre moi. AL. J'ai rendu inutiles toutes les injures que vous m'avez dites par ma patience, et par l'honnêteté de ma vie. Maintenant, puisque [Page 48] vous vous abstenez de me faire des reproches d'une vie impudique, je désire aussi que vous ne m'entreteniez point s'il vous plaît de propos dissolus. Adieu, demeurez content de vos biens, et rendez-moi ce qui m'appartient. Ne commandez-vous pas que des femmes me suivent ? JUP. Êtes-vous sage ? AL. Si vous ne le voulez pas, je me contenterai de la pudeur pour toute compagnie. JUP. Demeurez, vous en serez crue à votre serment, et je remettrai le tout à votre discrétion, pour croire que ma femme est pudique. Au reste si je vous trompe, je vous conjure, ô grand Jupiter, que vous soyez toujours en colère contre Amphitryon. AL. Ah ! je le prie, qu'il lui soit plutôt favorable. JUP. J'y mets ma confiance : car j'ai fait un serment véritable contre vous. N'en êtes-vous point fâchée ? AL. Non, je vous assure. JUP. Vous faites bien : car dans la vie des hommes, quand elle est un peu longue, il arrive beaucoup de choses semblables : Ils prennent des délices, et souffrent incontinent après des misères. Les querelles se raccommodent avec le temps : et si quelquefois il arrive des débats, et que derechef on revienne en grâce, les amitiés se redoublent, et les Amis rentrent dans la bonne intelligence, comme ils y étaient auparavant. AL. Vous deviez premièrement vous empêcher de me dire toutes les choses que vous m'avez dites : mas si vous vous purgez par serment, que vous souhaiteriez de bon cœur de ne m'avoir point offensée si cruellement, je me résoudrai encore volontiers à souffrir de pareilles injures. JUP. Ordonnez, s'il vous plaît, qu'on me tienne prêts des vases nets pour le sacrifice, afin que je m'acquitte des vœux que j'ai faits [Page 49] dans l'armée si je retournais chez moi en bonne santé. Je m'acquitterai de tout. AL. J'aurai soin de cela. JUP. Qu'on m'appelle Sosie, pour aller dire à Blepharo Capitaine de mon Vaisseau qu'il vienne dîner avec nous. N'ayant d'aujourd'hui mangé, il sera facile de le tromper, quand j'entrainerai ici Amphitryon, comme si je lui avais mis la corde au cou. AL. Je m'étonne dec e qu'il parle ainsi tout bas en lui-même : mais les portes du logis s'ouvrent, et Sosie sort.

SCÈNE III DU III ACTE.

SOSIE, JUPITER, ALCMÈNE.

Me voici, Seigneur Amphitryon. Commandez, s'il y a quelque chose à faire. Je suis prêt à vous obéir. JUP. Tu viens bien à propos. SO. La paix est-elle faite entre vous deux ? car vous voyant paisibles l'un et l'autre, je ne vous saurais exprimer la joie que j'en ressentirai : et certes il est bien juste qu'un bon serviteur se comporte de même, et qu'il forme son visage selon l'humeur de ses Maîtres. Qu'il soit triste, s'ils portent la tristesse sur le front : Qu'il se montre gai, s'ils ont de la joie. Mais dites-moi un peu, êtes-vous en bonne intelligence ? JUP. Tu te ris sachant bien que tout ce que j'ai dit, n'était que par jeu. SO. N'aviez-vous dit cela que par jeu ? Sans mentir je pensais que ce fût tout de bon. JUP. Je me suis purgé de tout, la paix est faite. SO. Tant mieux, j'en suis ravi. JUP. Je rendrai mes vœux, et j'en ferai les divines cérémonies dans le logis. SO. C'est bien à propos. JUP. Invite de ma part le Pilote [Page 50] Blepharo pour venir dîner avec moi, quand mes sacrifices seront achevés. SO. Je serai ici de retour, plus tôt que vous ne me croirez arrivé au lieu où vous me commandez d'aller. JUP. Dépêche donc, et retourne promptement. AL. Vous plaît-il que j'entre au logis pour préparer toutes les choses nécessaires ? JUP. C'est bien dit. Allez, et préparez toutes choses le mieux qu'il vous sera possible. AL. Vous viendrez au Palais quand il vous plaira, où j'aurai soin qu'il n'y ait rien qui vous arrête, puisque vous m'avez protesté que tout ce que vous m'avez dit, n'était que par jeu. JUP. Vous parlez bien, et une femme se fait estimer par sa diligence. [Il parle au peuple.] C'est en vain que ces deux personnages, ce Serviteur et cette Dame se trompent dans la créance qu'ils sont que je sois Amphitryon. [À Mercure.] Maintenant, divin Sosie, dépêche-toi de venir ici. Tu m'entends bien, encore que tu ne sois pas présent. Fais, que par quelque invention que ce soit, tu éloignes Amphitryon de sa maison. Je veux que tu lui donnes une illusion, tandis que je serai avec sa femme, qui m'obéira comme à son mari, et que tu me serves aussi pendant mon sacrifice, selon le désir que j'en ai.

SCÈNE IV DU III ACTE. [J'aimerais mieux que cette scène fût la I du IV Acte.]

MERCURE.

Faites-moi place, détournez-vous, et ne m'empêchez point de plasser tous tant que vous êtes, et que nul homme ne soit si hardi que de se présenter devant moi : car pourquoi étant Dieu, me serait-il moins permis qu'à un valet de Comédie de menacer le peuple, s'il ne s'écarte pas devant [Page 51] moi ? Il en use ainsi, quand il apporte la nouvelle qu'un Navire est venu à bon port ou qu'un vieillard arrive tout en colère. J'ai ouï les ordres de Jupiter, et je me transporte ici à son commandement. C'est pourquoi, il est bien plus juste qu'on se détourne devant moi, et qu'on ne m'embarrasse point le chemin. Mon père m'appelle : je viens à sa parole ; j'obéis à ses ordres, comme un bon fils doit obéir en toutes choses aux volontés de son père. Je suis toujours prêt à lui rendre service dans ses amours. Je l'incite à ses plaisirs. Je me tiens auprès de lui : je lui donne des avis : je suis ravi de son contentement. Si quelque chose plaît à mon père, elle m'est encore mille fois plus agréable. Il aime, il est sage en toutes choses : il fait bien de suivre ses appétits, pourvu que ce soit dans un bon dessein, à quoi tous les hommes devraient penser. Maintenant mon père veut tromper Amphitryon ; je ferai adroitement réussir la tromperie devant vous, Messieurs. Je mettrai une couronne sur ma tête, et je ferai semblant d'être ivre. Je remonterai ici haut, d'où je chasserai cet homme. Quand il viendra, je le ferai paraître ivre, quoi qu'il n'ait point bu : Puis, son serviteur Sosie en sera châtié. Amphitryon le reprendra aujourd'hui d'avoir fait ce que je ferai. Que me souciai-je qu'il en ait de la peine ? Cependant il faut que j'obéisse à mon père que je tiens à gloire de servir. Mais voici Amphitryon qui sera aujourd'hui dupé, si vous avez la curiosité de nous ouïr avec un peu d'attention. J'entre dans ce logis, [Page 52] et je prendrai les habits qui me sont nécessaires. Puis je reviendrai pour l'empêcher d'entrer.


SCÈNE IV DU I ACTE.[sic.]

AMPHITRYON

Naucrate à qui je voulais parler, n'était pas dans la Navire : et je n'ai trouvé personne qui l'ait vu chez lui, ni par la ville : car j'ai couru toutes les rues, toutes les sales Académiques, toutes les boutiques de Parfumeurs, sur le port, dans le marché, autour des lices, et dans la grande place, chez les Droguistes et les Barbiers [Médecins.], et dans tous les temples, où je me suis lassé à force de chercher ; et cependant je n'ai point trouvé Naucrate en pas un lieu. Je m'en vais maintenant chez moi, où je continuerai de m'informer de ma femme qui peut-être celui qui l'a précipitée dans l'infamie où elle est tombée : car j'aimerais mieux mourir que de manquer à faire aujourd'hui cette perquisition. Mais quelle bizarrerie ! On me ferme la porte au nez. Ceci se passe comme tout le reste. Je frapperai à la porte. Ouvrez. Holà ! N'y a-t-il personne ?

SCENE II DU IV ACTE.

MERCURE, AMPHITRYON

Qui est à la porte ? AM. C'est moi. ME. Qui, c'est moi ? AM. Je parle de la sorte. ME. Sans [Page 53] doute Jupiter et tous les dieux te sont contraires, puisque tu romps ainsi les portes. AM. Comment ? ME. Afin que tu mènes une vie malheureuse. AM. Sosie. ME. Oui. Je suis Sosie, si tu ne crois point que je me sois oublié autre part. Que veux-tu à l'heure qu'il est ? AM. Tu me demandes encore ce que je veux ? ME. Pourquoi non ? car ne faut-il pas être étourdi pour frapper si fort ? tu as failli à rompre notre porte, ou du moins à l'arracher de ses gonds. Penses-tu que le public soit tenu à nous en bailler de neuves ? Pourquoi me regardes-tu, gros stupide ? Que veux-tu maintenant ? ou qui es-tu ? AM. Tu me demandes qui je suis ? j'espère que je m'en saurai bien venger, [b L'Achéron des ormeaux du latin, signifie abîme, ou enfer de mille coups de fouets.] ME. Il faut bien dire que tu as été prodigue en ta jeunesse. AM. Pourquoi ? ME. Pour ce qu'en ta vieillesse tu mendies des pommes amères qui ne te sauraient manquer. AM. Tu dis aujourd'hui de bons mots [Du mal.], dont tu pourrais bien te repentir. ME. C'est que je te veux sacrifier quelque chose. AM. Quoi ? ME. Quelque mémorable infortune.

LA SUITE DE CETTE
Scène est supposée.

AM. Tu me sacrifieras, Bourreau ? Si les Dieux ne me changent point aujourd'hui, je ferai qu'étant chargé de cuirs de bœufs tu seras une hostie agréable à Saturne. Ainsi je t'immolerai toi-même, par le gibet, et par des tourments infinis. Sors Coquin, digne de mille coups. ME. Crois-tu m'étonner par tes menaces, ombre chimérique ? Si tu ne t'éloignes d'ici tout présentement, ou si [Page 54] tu frappes encore un coup : Si ces portes mènent encore tant soit peu de bruit, je t'assomerai de cette tringle de bois, et tu cracheras ta langue et tes dents de ta bouche. AM. Quoi, pendart ; tu m'empêcheras d'approcher de ma maison, et de frapper à ma porte ? Ah, je l'arracherai des gonds. ME. Veux-tu continuer de la sorte ? AM. Oui, je le veux. ME. Tiens. Voilà pour toi. AM. Méchant, contre ton Maître ? Si je te prends, je te réduirai en tel état que tu seras toujours misérable. ME. Il faut bien dire, vieillard insensé, que le vin étourdit ton cerveau. AM. Et bien ? ME. Quand tu penses, que je suis ton serviteur. AM. Comment si je le pense ? ME. C'est tant pis pour toi : car je ne connais point d'autre Maître qu'Amphitryon. AM. N'ai-je point perdu mon visage quelque part ? C'est une chose étrange que Sosie ne me connaisse plus. Je m'en veux éclaircir. Holà ! dis-moi, qui suis à ton avis ? Ne te parais-je pas assez que je suis Amphitryon ? ME. Amphitryon ! Es-tu sage ? N'es-tu pas ce vieillard que le vin agite, quand tu me demandes si tu n'es pas un autre ? Je te conseille de te retirer bien vite, sans nous importuner davantage, tandis qu'Amphitryon qui retourne de l'armée est avec sa femme jouissant du repos. AM. Avec quelle femme ? ME. Avec Alcmène. AM. Qui est cet homme-là ? ME. Combien te le dirai-je de fois ? Amphitryon mon Maître. Ne nous importune pas davantage. AM. Avec dis-tu qu'il est couché ? ME. Prends garde de ne chercher point ton malheur, en me jouant de la sorte. AM. Dis le moi de grâce, Sosie. ME. Avec Alcmène, parmi les plus grandes caresses du monde. AM. Dans un même lit ? [Page 55] ME. Je ne doute point qu'ils ne soient l'un auprès de l'autre. AM. Ah ! que je suis malheureux ! ME. On profite de sa misère : car de prêter sa femme pour l'usage, c'est comme si l'on donnait un champ stérile à labourer à quelque autre. AM. Sosie. ME. Quoi Sosie ? tu me romps la tête. AM. Tu ne me connais pas ? ME. Je te connais pour un homme fâcheux qui cherches encore noises. AM. Encore un mot. Ne suis-je pas ton Maître Amphitryon ? ME. Tu es plutôt Bacchus, mais nullement Amphitryon. Combien de fois veux-tu que je te le dise ? Encore une ? Mon Maître Amphitryon tient Alcmène dans le lit entre ses bras. Si tu continues, je ferai venir ici, et tu t'en repentiras. AM. Je souhaite qu'il me chasse. Plût à Dieu, que pour les bonnes actions que j'ai faites, je perde à la fois ma patrie, ma maison, ma femme, ma famille, et ma ressemblance. ME. Je te chasserai bien de là. Mais retire-toi, si tu veux. Je crois qu'il a mêlé avec le repas les sacrifices qu'il demandait. Si tu me fâches, tu ne t'en iras point d'ici, que je ne te sacrifie.

SCÈNE III DU IV ACTE.
SUPPOSEE.

AMPHITRYON, BLEPHARO, SOSIE.

Ô Dieux, je vous prends à témoin. Quelles illusions extravagantes agitent notre famille ? Quelles choses prodigieuses ai-je vues, depuis que je suis de retour de l'armée ? Je vois bien que [Page 56] les contes du temps passé, sont véritables, que des Athéniens furent autrefois changés dans l'Arcadie en bêtes sauvages, et que depuis ils ne furent plus connus de leurs parents. [Lisez Pline I. 2. chap. 22.] BLE. Qu'est-ce là Sosie ? Tu me dis des choses étonnantes. Dis-tu que tu as trouvé dans ta maison un autre Sosie qui te ressemble ? SO. Je vous le dis encore. Mais vous, bons Dieux ! comme j'ai fait un autre Sosie, et Amphitryon un autre Amphitryon, que savez-vous, si vous n'engendrez point un autre Blepharo ? Fassent les Dieux, qu'à force de coups de poings, et d'avoir les dents cassées, sans avoir dîné, vous en puissiez être bien persuadé : car, pour vous en dire la vérité, cet autre Sosie qui est moi-même, m'a traité fort rudement. BLE. Ce sont là véritablement des choses bien étranges. Mais hâtons le pas : car Amphitryon nous attend, et j'ai grand besoin de manger. AM. Qu'ai-je à faire de parler des aventure étrangères pour être admirées ? On en conte d'aussi merveilleuses de notre ville de Thèbes : Ce fameux personnage qui chercha en Europe sa sœur en tant de lieux, ayant combattu un horrible serpent qui devait son origine à Mars, engendra tout aussitôt des ennemis de la semence de ses dents : et dans le combat qui fut livré sur le champ, le frère fit la guerre à son frère armé comme lui en naissant, de cuirasse et de javelot : et le Royaume d'Epire a vu ramper en serpent, l'Auteur de notre race [Cadmus.] avec la fille de Venus. Le grand Dieu l'ordonne ainsi, et le Destin le veut. Tous ceux de notre maison ont été affligés de grands maux pour leur exploits glorieux. Je souffre la même persécution : mais je souffrirai patiemment une si grande violence, et j'endurerai [Page 57] des excès insupportables ? SO. Blepharo. BLE. Qu'y a-t-il ? SO. Je me défie de quelque chose de fâcheux. BLE. Comment ? SO. Voyez comme mon Maître qui se promène devant son logis dont les portes sont fermées aux verrous, ressemble à quelqu'un qui voudrait aller donner le bon jour à ceux qui l'occupent. BLE. Ce n'est rien : Il cherche de l'appétit dans la promenade. SO. Vous parlez bien judicieusement : car il ne faut pas douter qu'il n'ait renfermé cet appetit au dedans d'où il ne veut pas qu'il sorte pour l'embarrasser en son chemin. BLE. Tu te railles. [Le mot ogannis ne se peut ici traduire proprement, signifiant le bruit que font les renards.] SO. Je ne me raille point; Si vous m'en croyez, vous observerez avec moi ses actions. Il dit quelque chose à part soi. Je crois qu'il ramasse plusieurs raisons. Je prendrai garde à ce qu'il dit. Ne vous approchez pas de moi. AM. Comme je crains que les Dieux n'effacent ma gloire après avoir vaincu nos ennemis, je vois que toute notre famille est troublée d'une étrange sorte. Ma femme pleine d'erreur, d'infamie, et de déshonneur me fait mourir. Mais la coupe est une chose étonnante, le sceau sous lequel elle était renfermée dans le coffret n'ayant point été rompu. Au reste, elle m'a rapporté toutes les batailles que j'ai gagnées, sans y oublier, comme nous avons tué Pterelas de nos propres mains dans un combat singulier. Mais je connais maintenant toute cette illusion. Cela est fait par les artifices de Sosie qui a bien eu l'audace de me faire aujourd'hui cet indigne traitement. SO. Il parle de moi, et en dit des choses tout à fait éloignées de mon intention. Ne l'abandonnons point encore je vous prie, qu'il n'ait déchargé son cœur. BLE. Comme tu voudras. AM. Si j'attrape aujourd'hui ce Coquin. [Page 58] je lui apprendrai ce que c'est tromper son Maître, et de lui faire des menaces et des niches. SO. Entendez-vous ce qu'il dit ? BLE. Je l'entends. SO. Cette machine est prête de se décharger sur mes épaules. Approchons nous de lui, si vous le jugez à propos. Savez-vous ce qu'on dit communément ? BLE. Je ne sais ce que tu veux dire : mais je devine presque que tu dois beaucoup souffrir. SO. C'est un vieux proverbe ; que la famine, et la lenteur amassent la bile sur le nez. BLE. C'est bien dit : mais abordons-le gaiement. Seigneur Amphitryon. AM. J'entends Blepharo. Je suis étonné s'il me cherche exprès : il se rencontre néanmoins ici fort à propos, afin que je le convainque de l'infamie de ma femme. Pourquoi venez-vous Blepharo ? Avez-vous quelque chose à me dire ? BLE. Avez-vous si tôt perdu le souvenir que vous avez envoyé Sosie dès le matin au Navire pour me convier à dîner aujourd'hui avec vous ? AM. Je n'y ai pas pensé. Mais où est ce méchant ? BLE. Qui ? AM. Sosie. BLE. Le voilà. AM. Où ? SO. Devant nos yeux. Ne le voyez-vous pas ? AM. À peine ne le puis-je voir, tant la colère qu'il m'a causée a mis mon esprit hors de son siège. Tu ne m'échapperas jamais, et je te sacrifierai. Laissez-moi faire. Blepharo. BLE. Ecoutez je vous prie. AM. Dites. Je vous écoute. Il faut que je t'assomme. SO. Pour quel sujet ? Ai-je employé plus de temps qu'il ne fallait ? Ne suis-je pas revenu aussitôt de Dédale ? BLE. Ne vous fâchez point, s'il vous plaît. Il n'a pas été en notre pouvoir de faire plus de diligence. AM. Soit qu'il ait marché sur des échasses, ou qu'il n'ai eu qu'un pied de tortue, je suis résolu de [Page 59] l'exterminer. Voilà le toit du logis, voila les tuiles, voilà les portes fermées, voilà un Maître joué, voilà le dernier excès où peuvent monter des paroles insolentes. BLE. Quel mal vous a-t-il fait ? AM. Me le demandez-vous ? Il m'a fermé la porte de ma maison, et m'en a repoussé bien loin. SO. Moi ? AM. Toi. Quelles menaces avais-tu la hardiesse de me faire si je frappais à ma porte ? Es-tu encore assez insolent pour le nier ? SO. Pourquoi ne le nierais-je pas ? Voici un témoin que j'ai été chercher par vos ordres, qui me justifiera de l'accusation que vous me faites. AM. Qui t'a envoyé ? SO. Celui qui me le demande. AM. Quand fut-ce ? SO. Il y a bien longtemps ! C'était naguère, quand vous êtes rentré en grâces avec Madam votre femme. AM. Bacchus te met la rage dans le cœur. SO. Je n'ai d'aujourd'hui salué ni Bacchus ni Cérès. Vous aviez commandé de nettoyer les vaisseaux pour un sacrifice que vous deviez faire. Puis vous m'avez envoyé quérir Monsieur que voilà pour dîner avec vous. AM. Blepharo, jepuisse mourir, si d'aujourd'hui, je suis entré là-dedans, ou si j'ai envoyé celui-ci en quelque part. Dis-moi, où me laissas-tu ? SO. À la maison, avec Alcmène votre femme. Pour moi je courus au port comme si j'y eusse volé par vos ordres. J'ai convié Monsieur de votre part, nous voici de retour, et je n'ai rien vu depuis. AM. Comment, tête exécrable ? Avec ma femme ? Tu ne t'en iras point d'ici, que tu ne sois bien frotté. SO. Blepharo. BLE. Seigneur Amphitryon, je vous prie pour l'amour de moi de le laisser là, et que vous me donniez audience. AM. Je le quitte donc. Que voulez-vous dire ? BLE. Il m'a déjà [Page 60] fait un récit de choses merveilleuses. C'est peut-être quelque Magicien ou quelque Sorcier qui enchante votre famille. Informez-vous en d'ailleurs. Voyez ce que c'est, et ne tourmentez point si cruellement ce pauvre misérable, que cette affaire ne vous soit parfaitement connue. AM. Vous me donnez là un fort bon avis. Allons. Je veux que vous soyez mon Avocat en cette cause contre ma femme.

SCÈNE IV DU IV ACTE.

JUPITER, AMPHITRYON, SOSIE, BLEPHARO.

Qui frappe à ces portes avec tant de violence, qu'il les a presque arrachées des gonds ? Qui excite tant de trouble avec un si grand bruit devant cette maison ? Si je l'attrape, je le sacrifierai aux âmes des citoyens de Télèbe. Il n'y a rien, comme on dit d'ordinaire, qui me réussisse aujourd'hui. J'ai quitté Blepharo et Sosie pour chercher mon Cousin Naucrate, à qui je veux dire quelque chose : mais je ne l'ai pas trouvé, et j'ai perdu ceux-ci. Toutefois les voilà : j'irai au devant d'eux, pour savoir s'ils ont appris quelque chose. SO. Blepharo, celui qui sort de cette maison est mon Maître, et celui-co est sans doute un Enchanteur. BLE. Ô Dieu qu'est-ce que je vois ? Celui-ci n'est pas Amphitryon. C'est celui-là. Que si c'est celui-ci, ce ne peut-être assurément celui-là, si d'aventure il n'est jumeau. JUP. Voici Sosie avec Blepharo : Je les aborderai. Enfin, Sosie, te voilà donc de retour ? J'ay grand appétit. SO. Ne vous ai-je pas bien dit que celui-ci est un Enchanteur ? AM. Au contraire je dis que c'est [Page 61] celui-là, Ô Thébains ; qui a corrompu ma femme par son impudicité, et qui a rempli ma maison de déshonneur ? SO. Monsieur, si vous avez faim, je viens à vous, ou plutôt j'y vole étant rassasié de coups de poing. AM. Tu as l'effronterie de parler encore ? SO. Va Enchanteur sur les rives d'Achéron. AM. Moi Enchanteur ? ah ! pendart ! JUP. Quelle manie, ami Etranger, vous porte à mettre la main sur mon valet ? AM. Sur votre valet ? JUP. Sur le mien. AM. Vous en avez menti. JUP. Entre au dedans Sosie, tandis que je sacrifierai celui-ci, apprête le dîné. SO. Je vous obéirai. Amphitryon, si je ne me trompe, recevra Amphitryon avec autant de civilité, qu'un autre Sosie comme moi, a reçu ci-devant Sosie ; c'est-à-dire, que je me suis reçu moi-même. Cependant, je suis d'avis de m'aller rafraîchir à la cuisine, tandis que ceux-ci querelleront ensemble. Je découvrirai tous les plats, et je viderai tous les gobelets. JUP. Dis-tu que j'ai menti ? AM. Oui, tu as menti, Corrupteur de ma famille. JUP. Pour cette parole outrageuse, je te tordrai le cou. AM. Ah ! que je suis malheureux ! JUP. Tu devais prévoir cela. AM. Blepharo viens me secourir. BLE. Ils sont tous si semblables, que je ne sais auquel aller. Je tâcherai néanmoins d'appaiser leur querelle. Seigneur Amphitryon gardez bien de tuer Amphitryon en duel. Je vous prie de ne lui serrer pas le cou. JUP. T'appelles-tu Amphitryon ? BLE. Pourquoi, non ? Il était autrefois unique, il se trouve maintenant jumeau. Tandis que vous voulez être celui que vous n'êtes pas, l'autre ne laisse [Page 62] point sa ressemblance. Je vous prie cependant de ne le pas serrer. JUP. Je le laisse. Mais dites-moi ; celui-ci, à votre avis, est-il Amphitryon ? BLE. Vous me paraissez que vous êtes l'un et l'autre. AM. Grand Jupiter où avez-vous aujourd'hui mis ma ressemblance ? Continue de t'en éclaircir. Es-tu Amphitryon ? JUP. Le nies-tu ? AM. Je le nie de vrai, puisque dans Thèbes, il n'y en a pas un autre que moi qui s'appelle Amphitryon. JUP. Au contraire, il n'y a que moi seul qui s'appelle de la sorte, et je veux bien, Blepharo, que vous en soyez le Juge. BLE. Je le veux, si je le puis par les signes que vous m'en donnerez. Répondez-moi le premier. AM. Fort volontiers. BLE. Avant que vous eussiez donné la bataille contre ceux de Taphos, quel commandement me fîtes-vous ? AM. Que tenant le Navire prêt, vous deumeurâtes auprès de votre gouvernail. JUP. Afin que si les nôtres prenaient la fuite, je me retirasse là en sûreté. AM. Je vous dis encore, qu'on eût bien soin de la bourse où était mon argent. JUP. Quel argent ? BLE. Taisez-vous si vous voulez. C'est à moi de m'enquérir. Savez-vous combien il y avait d'argent ? JUP. Il y avait cinquante talents de monnaie d'Athènes. BLE. Il dit toutes choses par le menu : et vous, dites-moi combien il y avait de Philippes. AM. Deux mille. JUP. Et d'oboles, deux fois autant. SO. L'un et l'autre s'en ressouvient si bien, qu'il est nécessaire que l'un des deux fût enfermé dans la bourse. JUP. Attendez, si vous voulez. Vous savez que de cette main j'ai tué le Roi Pterelas : J'ai enlevé ses dépouilles : et pour le prix de ma victoire, j'ai gagné sa coupe où il avait accoutumé de boire. Je l'ai apportée [Page 63] dans mon coffret, et j'en ai fait présent à ma femme, avec qui je me suis aujourd'hui purifié. J'ai offert mon sacrifice, et j'ai couché avec elle. AM. Ah ! qu'est-ce que j'entends ? Je me possède à peine moi-même, je dors en veillant, et je veille en dormant, ou pour mieux dire, je meurs tout en vie. Je suis aussi ce même Amphitryon, petit-fils de Gorgophon, général d'armée des Thébains, le fils unique de Créon, l'ennemi capital des Téléboens, qui ai surmonté les Acarnanes et les Taphiens de vive force, et qui ai vaincu leur Roi dans un combat singulier. J'ai établi sur eux Céphale fils du grand Dénonée. JUP. J'ai mis également en pièces par ma valeur les Ennemis qui étaient venus à leur secours. Ils avaient tué Electrion, et les frères de ma femme, et avaient ravagé l'Achaïe, l'Ætholie, et la Phocide, ayant fait le métier de Corsaires sur les Mers d'Ionie, des Eges, et de Crète. AM. Ô Dieux immortels, j'ai peine à me croire moi-même, tant il parle distinctement de toutes les choses que j'ai faites. Voyez Blepharo. BLE. Il ne me reste plus qu'une chose à vous demander. Que si vous me satisfaites, demeurez Amphitryon jumeaux. JUP. Je sais ce que vous voulez dire, la blessure que me fit Pterelas dans le muscle du bras droit. BLE. Cela même. AM. Il n'est rien de si juste. JUP. La voyez-vous ? Regardez. BLE. Découvrez que je la voie. JUP. On vous la découvre. Voyez. BLE. Ô grand Dieu, qu'est-ce que je vois ? L'un et l'autre dans le muscle du bras droit, et dans le même lieu. C'est la même marque, et la cicatrice couverte en l'un et en l'autre d'une petite rousseur. Toutes mes raisons demeurent suspendues. Mon jugement ne se peut déterminer. Je ne sais ce que je dois faire.

[Page 64]

SCÈNE V DU IV ACTE.

BLEPHARO, AMPHITRYON, JUPITER.

[Ce qui suit est de Plaute.]Raccommodez-vous comme vous pourrez ensemble, pour moi je me retire, ayant des affaires qui m'appellent ailleurs, et j'avoue franchement que je n'ai jamais rien vu de si merveilleux. AM. Je vous prie, Blepharo, de ne vous en aller pas, après que je vous ai invité de vous tenir auprès de moi. BLE. Adieu. Quel besoin auriez-vous de moi que vous dites avoir invité de me tenir auprès de vous. Je ne saurais dire lequel c'est de vous deux qui m'a invité. JUP. J'entre là-dedans : Alcmène accouche. AM. Je suis au désespoir. Que ferai-je, me trouvant abandonné de tous mes Amis ? Mais celui-ci quel qu'il soit ne se moquera pas toujours de moi, et j'espère de m'en vnger. Je vais trouver le Roi pour lui conter toute la chose comme elle s'est passée. Je me vengera aujourd'hui de l'Enchanteur de Thessalie qui a troublé si cruellement l'esprit de toute ma famille. Mais qu'est-il devenu? Assurément il est entré chez moi, où je puis croire qu'il est auprès de ma femme. Y a-t-il un seul homme a Thèbes plus malheureux que moi ? Que ferai-je étant méconnu de tout le monde, et dont tout le monde fait déjà des raillerie ? J'entrerai de force en ma maison, où je tuerai, Servante, Serviteur, Femme, Adultère, Père, et Aïeul : Et Jupiter ni tous les Dieux ensemble ne me le défendront point s'il leur plaît. Afin donc que je fasse tout ce que je me propose, j'entrerai de force tout à cette heure dans ce logis.


[Page 65]

ACTE V SCÈNE I.

BROMIA, Servante. AMPHITRYON.

Toute les espérances de ma vie sont étouffées, je n'ai plus de consolations au monde, et toutes les confiances de mon âme sont perdues, tant il me semble que toutes choses, la Mer, la Terre, et le Ciel sont conjurés à me faire la guerre. Je ne sais ce que je ferai, malheureuse que je suis, tant il s'est passé de choses étranges dans notre logis. Ah ! que je me trouve accablée de misère ! J'ai l'esprit malade : je voudrais un peu d'eau pour me rafraîchir ; car je n'en puis plus. La tête me fait mal : je n'entends rien, et j'ai les yeux obscurcis. Je ne crois pas qu'il y ait au monde une personne plus infortunée, ni qui la paraisse davantage que moi, tant il est arrivé aujourd'hui d'étranges choses à ma Maîtresse. Dès qu'elle s'est délivrée de sa grossess, elle a invoqué les Dieux à son secours, et tout aussitôt, quel bruit ! Quel fremissement ! Quelle tempête ! Quel tonnerre ! Tout le monde en est tombé par terre : et de je ne sais quelle voix forte, l'on a ouï ces mots ; Alcmène, voici du secours ; n'ayez point de peur. Le Roi du Ciel est favorable à vous et aux vôtres. Levez-vous aussi, vous autres qui êtes abattus par la crainte. Je me lève de la place où j'étais tombée, et je crois facilement que toute la maison brûle par l'éclat qui en rejaillit de tous côtés. Alcmène me demande, et cela même me saisit d'horreur. J'y accours aussitôt pour savoir ce qu'elle veut, et je la trouve accouchée de deux enfants, sans qu'aucun de nous [Page 66] s'en fût aperçu, ou qu'il y eût pensé. Mais qu'est ceci ? Qui est ce vieillard que je vois couché devant notre porte ? Jupiter ne lui a-t-il point fait sentir des marques de son courroux ? Je le crois certainement : car le voilà demi mort. Je verrai qui c'est. Vraiment c'est Amphitryon mon Maître. Seigneur Amphitryon. AM. Je n'en puis plus. BR. Levez-vous. AM. Je suis mort. BR. Donnez-moi la main. AM. Qui me tient ? BR. Bromia votre servante. AM. Jupiter m'a saisi de telle sorte du grand bruit qu'il a fait, que je ne le serais pas davantage si je remontais des Enfers. Mais qui t'a fait sortir du logis ? BR. La même frayeur qui nous a tout surpris dans votre maison, où j'ai vu des choses prodigieuses. Ah, je vous avoue, Seigneur Amphitryon, que je ne sais plus où j'en suis. AM. Prends courage, et dépêche-toi de me dire le sujet de ta crainte. Sais-tu bien que je suis ton Maître Amphitryon. BR. Je le sais bien assurément. AM. Me vois-tu à cette heure ? BR. Je vous vois. AM. Voici la seule de tous mes domestiques qui n'a pas le sens troublé. BR. Que dites-vous ? En bonne foi, il n'y a personne chez vous qui ne se porte bien. AM. Ma femme me fait perdre l'esprit par ses actions honteuses. BR. Je ferai tout à cette heure, Seigneur Amphitryon, que vous en parlerez vous-même autrement. Afin que vous sachiez que votre femme est vertueuse et pudique. Je vous en donnerai des signes et des preuves en peu de paroles. Je vous dirai avant toutes choses qu'elle a enfanté deux jumeaux. AM. Deux jumeaux ? BR. Deux jumeaux. AM. Que les Dieux me soient en aide. BR. Laissez-moi dire, afin que vous sachiez que sous les Dieux sont favorables à [Page 67] votre femme et à vous. AM. Parle donc. BR. Depuis que votre femme a commencé d'accoucher ; quand les douleurs d'enfantement lui sont venues, comme c'est la coutume, elle implore les Dieux immortels, pour lui donner de l'aide, ayant les mains pures et la tête voilée. Aussitôt on entend un grand coup de tonnerre, dont nous pensâmes d'abord que tout allait fondre, et que votre maison était renversée : mais elle en devint resplendissante, comme si elle eût été toute d'or. AM. Je te prie de me le faire court. Qu'en arriva-t-il ? BR. Pendant que toutes ces choses se passaient, nul de nous n'entendit point votre femme crier ni se plaindre ; de sorte qu'elle a enfanté sans douleur. AM. Cela me réjouit, de quelque façon qu'elle m'y ait obligé. BR. Ne vous amusez pas à cela, je vous prie : mais écoutez ce que je vous veux dire. Après qu'elle a été délivrée, elle nous a donné charge de laver les Enfants : nous nous y sommes prises. Mais savez-vous comme l'Enfant que j'ai lavé est grand et fort ? Pas une de nous ne l'a pu lier dans le berceau. AM. Tu me dis d'étranges choses, si elles sont vraies : Je ne doute point qu'il ne soit venu à ma femme quelque secours de la part des Dieux. BR. Vous direz tout à cette heure, que voici bien de plus grandes merveilles. Après qu'il fût mis dans le Berceau ; deux Serpents qui avaient du crin sur le dos, descendent d'en haut par un lieu découvert, élevant leurs têtes. AM. Ah ! Dieux ! BR. Ne vous épouvantez point. Tout le monde du logis [Page 68] les a vus : Et après qu'il eurent jeté leurs yeux sur les enfants, ils se dardèrent dessus avec une impétuosité nonpareille : et voulant retirer les berceaux en arrière, dans la crainte que j'avais que les enfants ne fussent blessés, et appréhendant aussi pour moi-même ; je m'efforçai de chasser les Serpents : mais après que le généreux Enfant les eut vus, il se débarrassa de ses langes, et les prit hardiment de l'une et de l'autre main. AM. Ce sont là des choses incroyables, et tu me dis une action surprenante, dont le seul récit me donne de l'horreur. Qu'en est-il arrivé ensuite ? Conte-moi le reste. BR. L'Enfant a tué les deux Serpents : Et comme tout cela s'est passé, une voix s'est fait entendre qui appelait votre femme. AM. De qui était-ce ? BR. De Jupiter le souverain des Dieux et des hommes. Il dit qu'il a couché secrètement avec Alcmène : Que celui des Enfants qui a vaincu les Serpents est son fils, et que l'autre vous appartient. AM. En vérité, je n'ai point regret de partager mon bien de la sorte avec Jupiter. Retourne à la maison : Fais nettoyer promptement tous les Vaisseaux qui servent aux sacrifices pour y mettre plusieurs hosties que je destine pour les offrir au grand Dieu, afin d'obtenir sa paix et ses faveurs. J'appellerai le Devin Tiresias pour le consulter, et pour apprendre de lui ce que je dois faire sur ce sujet ; et je lui conterai, comme toute la chose s'est passée. Mais qu'est ceci ? Quel tonnerre épouvantable ! ô Dieux j'implore votre secours et votre protection.

[Page 69]

SCÈNE II DU V ACTE.

JUPITER.

Bon courage, Amphitryon ; me voici pour te donner secours, et pour aider à tous les tiens. Tu ne dois rien craindre, laisse-là tous les Devins, et tous les Augures. Je te dirai les choses qui te doivent arriver, et la vérité de celles qui sont passées beaucoup mieux que tous ceux-là, puisque je suis Jupiter même. Premièrement j'ai jouis d'Alcmène : et des caresses que je lui ai faites, elle est demeurée grosse d'un fils. Tu la laissas aussi enceinte, quand tu fus à l'armée : elle les a enfantés tous deux d'une seule couche, l'un de notre sang, qui par les grands exploits dont il se signalera un jour, te donnera une gloire immortelle. Retourne avec ta femme Alcmène, pour la recevoir en tes bonnes grâces, comme elle y était auparavant. Elle n'a point mérité que tu la soupçonnes d'aucun vice ni d'aucune infidélité. Je l'ai assujettie par force à mes volontés. Je retourne au Ciel

SCÈNE III DU V ACTE.

AMPHITRYON.

Je ferai toutes choses, comme vous l'ordonnez : mais je vous conjure aussi de garder vos promesses. J'irai revoir ma femme. Je donnerai congé au vieillard Tiresias. [Spectateurs.] Et maintenant, Messieurs, pour l'amour du grand Jupiter, donnez des marques de votre estime pour cette action, en frappant des mains.

Fin de l'Amphitryon.




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