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Termes de piété


"On me reproche d'avoir mis des termes de piété dans la bouche de mon Imposteur. Et pouvais-je m'en empêcher, pour bien représenter le caractère d'un hypocrite? Il suffit, ce me semble, que je fasse connaître les motif criminels qui lui font dire les choses, et que j'en aie retranché les termes consacrés, dont on aurait eu peine à lui entendre faire un mauvais usage."
Le Tartuffe, Préface

La discussion de l'usage des "termes de piété" dans Le Tartuffe avait donné lieu à un long développement dans la Lettre sur la comédie de L'Imposteur (1667) :

Bien des gens prétendent que l’usage de ces termes de dévotion que l’hypocrite emploie dans cette occasion est une profanation blâmable que le poète en fait. D’autres disent qu’on ne peut l’en accuser qu’avec injustice, parce que ce n’est pas lui qui parle, mais l’acteur qu’il introduit : de sorte qu’on ne saurait lui imputer cela, non plus qu’on ne doit pas lui imputer toutes les impertinences qu’avancent les personnages ridicules des comédies ; qu’ainsi il faut voir l’effet que l’usage de ces termes de piété de l’acteur peut faire sur le spectateur, pour juger si cet usage est condamnable. Et pour le faire avec ordre, il faut supposer, disent-ils, que le théâtre est l’école de l’homme, dans laquelle les poètes, qui étaient les théologiens du paganisme, ont prétendu purger la volonté des passions par la tragédie, et guérir l’entendement des opinions erronées de la comédie ; que pour arriver à ce but, ils ont cru que le plus sûr moyen était de proposer les exemples des vices qu’ils voulaient détruire, s’imaginant, et avec raison, qu’il était plus à propos, pour rendre les hommes sages, de montrer ce qu’il leur fallait éviter, que ce qu’ils devaient imiter. Ils allègue des raisons admirables de ce principe, que je passe sous silence, de peur d’être trop long. Ils continuent que c’est ce que les poètes ont pratiqué, en introduisant des personnages passionnés dans la tragédie et des personnages ridicules dans la comédie (ils parlent du ridicule dans le sens d’Aristote, d’Horace, de Cicéron, de Quintilien et des autres maîtres, et non pas dans celui du peuple) ; qu’ainsi faisant profession de faire voir de méchantes choses, si l’on n’entre dans leur intention, rien n’est si aisé que de faire leur procès ; qu’il faut donc considérer si ces défauts sont produits d’une manière à en rendre la considération utile aux spectateurs, ce qui se réduit presque à savoir s’ils sont produites comme défauts, c’est-à-dire comme méchants et ridicules ; car dès là ils ne peuvent faire qu’un excellent effet. Or c’est ce qui se trouve merveilleusement dans notre hypocrite en cet endroit ; car l’usage qu’il y fait des termes de piété est si horrible de soi, que quand le poète aurait apporté autant d’art à diminuer cette horreur naturelle qu’il en a apporté à la faire paraître dans toute sa force, il n’aurait pu empêcher que cela ne parût toujours fort odieux : de sorte que, cet obstacle levé, continuent-ils, l’usage de ces termes ne peut être regardé que de deux manières très innocentes et de nulle conséquence dangereuse : l’une comme un voile vénérable et révéré que l’hypocrite met au-devant de la chose qu’il dit, pour l’insinuer sans horreur, sous des termes qui énervent toute la première impression que cette chose pourrait faire, dans l’esprit, de sa turpitude naturelle ; l’autre est en considérant cet usage comme l’effet de l’habitude que les bigots ont prise de se servir de la dévotion et de l’employer partout à leur avantage, afin de paraître agir toujours par elle, habitude qui leur est très utile, en ce que le peuple que ces gens-là ont en vue, et sur qui les paroles peuvent tout, se préviendra toujours d’une opinion de sainteté et de vertu pour les gens qu’il verra parler ce langage, comme si accoutumés aux choses spirituelles, et si peu à celles du monde, que pour traiter celles-ci ils sont contraints d’emprunter les termes de celle-là. Et c’est ici, concluent enfin ces Messieurs, où il faut remarquer l’injustice de la grande objection qu’on a toujours faite contre cette pièce, qui est que décriant les apparences de la vertu, on rend suspects ceux qui, outre cela, en ont le fond, aussi bien que ceux qui ne l’ont pas : comme si ces apparences étaient les mêmes dans les uns que dans les autres, que les véritables dévots fussent capables des affectations que cette pièce reprend dans les hypocrites, et que la vertu n’eût pas un dehors reconnaissable de même que le vice.
(p. 540-542)




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