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Peindre d'après nature


"Je trouve qu'il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la Fortune, accuser les Destins, et dire des injures aux dieux, que d'entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez ; ce sont des portraits à plaisir, où l'on ne cherche point de ressemblance ; et vous n'avez qu'à suivre les traits d'une imagination qui se donne l'essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d'après nature; on veut que ces portraits ressemblent ; et vous n'avez rien fait si vous n'y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n'être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens, et bien écrites : mais ce n'est pas assez dans les autres; il y faut plaisanter ; et c'est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens."
La Critique de L'Ecole des femmes, sc. VI

L'idée que la perfection de la comédie réside dans la ressemblance avec le réel était déjà énoncée dans la préface de La Veuve de Corneille (1).

La valorisation du naturel et la défense des peintures "d'après nature" en littérature se trouve également

La conversation du tome IV, 2 (1658) de la Clélie des Scudéry, consacrée à la "manière d'inventer une fable", est structurée par l'opposition entre l'oeuvre d'"imagination" et l'oeuvre qui "ressemble à la vérité" (7).

Dans sa "Lettre sur les affaires du théâtre", contenue au sein des Diversités galantes (1663), Donneau de Visé conteste à Molière cette capacité de "peindre d'après nature" (8).

Dans L'Impromptu de Versailles, le naturel du jeu de l'acteur sera également objet d'admiration ("comme cela est naturel").


(1)

la comédie n'est qu'un portrait de nos actions, et de nos discours, et la perfection consiste en la ressemblance. Sur cette maxime je tâche de ne mettre en la bouche de mes acteurs que ce que diraient vraisemblablement en leur place ceux qu'ils représentent, et de les faire discourir en honnêtes gens, et non pas en auteurs.
(Corneille, préface de La Veuve, N.P., [p. 7])

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(2)

Dès qu'on veut inventer de ces sortes d'aventures qui peuvent instruire ou divertir, il faut regarder le monde en général comme un peintre regarde son modèle quand il travaille. Et comme la diversité est l'âme du monde, il se faut bien garder d'aller faire que tous les hommes soient des héros, que toutes les femmes soient également belles, que les humeurs des uns et des autres soient semblables, et que l'amour, la colère, la jalousie et la haine produisent toujours les mêmes effets. Au contraire, il faut imiter cette admirable variété qu'on voit dans tous les hommes.
(Clélie, IV, 2, p. 1131)

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(3)

Que c’est une admirable fille que l’illustre Sapho, je ne crois pas que l’on puisse jamais écrire si délicatement qu’elle. Sa Clélie a plu à tout le monde ; parce qu’elle a si bien su parler dans ses conversations des choses du temps, et qu’elle a si bien décrit nos mœurs et nos coutumes, ce qui se dit, ce qui se fait dans ce siècle ; que ceux-mêmes dont elle n’avait pas dessein de parler, y ont trouvé leur portrait, ce n’est que par là que l’on réussit présentement : décrire ce qui se dit, et ce qui se fait tous les jours, et le bien représenter ; c’est avoir trouvé l’unique et véritable moyen de plaire. Il n’y a maintenant que ces tableaux qui soient non seulement de vente, mais même de grand prix, l’on n’en achète point d’autres, et le peintre et le marchand les vendent ce qu’ils veulent, ce qui montre que les choses les plus fortes et les plus relevées ne sont plus en crédit ; que l’on n’aime que les plus communes, bien exprimées, et que l’on ne veut plus rien que de naturel.
(Donneau de Visé, Nouvelles Nouvelles, t. III, p. 168-170)

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(4)

Parmi nous jusques ici on a confondu les deux caractères, et l'imitation de la vie privée a été plus loin que son objet. On a demandé des portraits qui embellissent et non pas qui ressemblent. Quand la matière a été rustique, et qu'elle a désiré le naturel et le sauvage, on a voulu le poli et le cultivé. On a bâti nos cabanes sur le plan de vos palais : il n'y a point eu de différence entre nos champs et vos Tuileries.
N'avons-nous pas vu chez les poètes courtisans des villageoises coquettes et affectées, des bergères chargées de pierreries et de toile d'or, peintes et fardées de tout le blanc et de tout le rouge de nos voisins ? Dans la plupart des fables que nous avons vues, nous n'avons rien vu qui leur fût propre, rien qui fût pur, rien qui fût reconnaissable. Nous avons vu des hommes artificiels, des passions empruntées et des actions contraintes. Nous avons vu la nature falsifiée et un monde qui n'est point le nôtre. Nos gens ont cherché de l'éclat et de la force où il ne fallait que la clarté et de la douceur. Ils ont fait de la comédie ce que les maîtres font de leurs servantes quand ils les épousent : ils lui ont fait changer d'état et de condition : ils sont cause que ce n'est plus elle.
Aussi je m'assure, Monsieur, que Scipion et Laelius ne la reconnaîtraient point s'ils la voyaient habillée de cette sorte, et qu'ils diraient que les ornements qu'on lui a baillés la déguisent plus qu'ils ne la parent.
(Balzac, Sixième discours : "Réponse à deux questions, ou Du caractère et de l'instruction de la comédie", dans Oeuvres, 1644, rééd; 1659, éd. de 1854, p. 295)

[Ces Messieurs] font parler toutes les personnes, comme si elles avaient toutes étudié, comme si l'Université était devenue toute la ville [...] [Dans leurs tragédies] [v]ous n'ouîtes jamais tant de bravades contre la fortune, vous ne vîtes jamais estimer si hautement la vertu ni mépriser si généreusement les choses humaines.
(Ibid., p. 304-305)

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(5)

en décrivant des choses anciennes et hors de connaissance [...] sans crainte d'en être repris. Il n'y a que les bons peintres qui fassent des portraits bien ressemblants, mais il est fort aisé de faire des portraits à l'aventure et tels qu'ils pourront venir.
(Sorel, De la Connaissance des bons livres, 1671, éd. Bulzoni, 1974, p. 113)

[certains auteurs contemporains]] se persuadent que leus fictions sont dans une grande vraisemblance, pour ce qu'ils s'exemptent des plus notables erreurs des romans de bergerie et de ceux de chevalerie, et qu'ils ne font point parler les personnes d'une manière si éloignée de leur condition. Mais quoi qu'ils ne racontent ni fables, ni enchantements, ils ne laissent pas de nous rapporter beaucoup de choses absurdes, tellement que leurs ouvrages peuvent passer pour des romans qui sont pour le moins aussi romans que tous les autres [...] [L]es événements sont donnés pour tout naturels, parce qu'il n'y a ni miracle, ni magie ; néanmoins la plupart ne sont pas faisables [...]
(éd. de 1671, p. 103)

Nous ne mettons pas en oubli les romans comiques qui ont grand besoin d’être défendus ; car les romans héroïques qu’on devrait estimer leurs frères, les rabaissent même pour s’élever au-dessus d’eux. Quelques auteurs croient que ne conversant qu’avec des héros, ils en sont bien plus estimables que ceux qui se trouvent toujours avec la lie du peuple : mais ils ne voient pas que les bons livres comiques sont des tableaux naturels de la vie humaine, au lieu que pour eux ils ne nous représentent souvent que des héros de mascarade, et des aventures chimériques.
(éd. Bulzoni, 1974, p. 152)

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(6)

Le plaisir que nous prenons à railler les autres est ce qui fait avaler doucement cette médecine qui nous est si salutaire. Il faut pour cela que la nature des histoires et les caractères des personnes soient tellement appliqués à nos moeurs que nous croyions y reconnaître les gens que nous voyons tous les jours.
(Furetière, Avertissement du Roman bourgeois, 1666)

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(7)

A la proposition de Plotine

Si j'inventais quelque histoire, il me semble que je ferais les choses bien plus parfaites qu'elles ne sont. En effet, toutes les femmes seraient admirablement belles, tous les hommes seraient aussi vaillants qu'Hector [...] je ferais arriver des prodiges à tous moments, et sans m'amuser à avoir du jugement, je laisserais agir mon imagination comme il lui plairait.[...]

s'oppose le point de vue d'Anacréon :

le véritable art du mensonge est de bien ressembler à la vérité. Car dès qu'on s'éloigne de ce fondement-là, il n'y a plus de difficulté à quoi que ce soit.

Herminius apporte une justification au point de vue de son ami :

Dès qu'on veut inventer de ces sortes d'aventures qui peuvent instruire ou divertir, il faut regarder le monde en général, comme un peintre regarde son modèle quand il travaille. [...]

Anacréon enchaîne alors en arguant de la plus grande difficulté de la fable fondée sur la ressemblance :

Je suis persuadé qu'un tableau du monde, et du monde un peu embelli, serait une chose fort agréable, et même fort utile. Mais à n'en mentir pas, cette entreprise est plus difficile qu'elle ne paraît, et je crois qu'il plus aisé d'écrire une belle histoire que de composer une fable parfaite, de la manière que je conçois qu'on en peut faire. [...]

Aux contraintes limitées de l'histoire traditionnelle s'opposent les exigences cumulées de la fable "parfaite" :

Mais pour composer une fable parfaite, [...] il faut avoir cent connaissances plus étendues et plus particulières. Il faut pour ainsi dire être le créateur de son ouvrage, il faut savoir l'art de parer la vertu.
(Clélie, p. 1126-1135)

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(8)

Il dit qu'il peint d'après nature ; cependant, quoique nous voyons bien des jaloux, nous en voyons peu qui ressemblent à Arnolphe, c'est pourquoi il se devrait donner encore plus de gloire, et dire qu'il peint d'après son imagination ; mais comme elle ne peut lui représenter des héros, je suis assuré qu'il ne nous en fera jamais voir s'ils ne sont jaloux.
(Donneau de Visé, "Lettres sur les affaires du théâtre", contenue au sein des Diversités galantes [achevé d'imprimer : 7 décembre 1663], p. 71)




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