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Ma Fille, à ces pleurs laisse mes yeux ouverts


"Ah! ma fille, à ces pleurs laisse mes yeux ouverts;
Mon deuil est raisonnable, encor qu'il soit extrême;
Et lorsque pour toujours on perd ce que je perds,
La sagesse, crois-moi, peut pleurer elle-même."
Psyché, acte II, scène 1, vv. 582-585

L'expression de la douleur paternelle à la mort de son enfant se retrouve dans des écrits contemporains, à l'exemple de ce passage qu'on relève dans les Mémoires de Henri de Campion, mort en 1663, qui perd sa petite fille âgée de trois ans en 1653 :

En arrivant, je la trouvai attaquée d'une fièvre violente. Bientôt la rougeole se déclara. Un médecin que j'envoyai chercher ordonna les remèdes convenables; mais le matin du cinquième jour, la rougeole rentra, et ma chère fille mourut le 10 mai 1655. Le lendemain, je lui fis rendre les derniers devoirs à la principale place du chœur de ma paroisse du Thuitsignol, et ordonnai qu'on lui taillât une tombe, où l'on écrivît mon affliction : elle fut telle que je n'ai pas eu depuis de véritable joie. Je m'étais si bien mis en l'esprit que ma fille serait la consolation de mes dernières années, et j'avais si bien commencé à l'associer à toutes choses avec moi, que je crois que c'est lui voler son bien que de prendre plaisir à quelque chose sans elle.
Le 12 mai je partis avec ma femme, quasi aussi affligée que moi, et nous nous retirâmes chez madame de Vacueil, ma sœur, où ma femme demeura trois mois. Lorsque je pensais que j'étais séparé pour toute ma vie de ce qui m'était le plus cher, je ne pouvais aimer le monde, hors duquel était ma félicité. Je sais que beaucoup me taxeront de faiblesse, et d'avoir manqué de constance dans un accident qu'ils ne tiendront pas des plus fâcheux ; mais à cela je réponds que les choses ne font effet sur nous que selon les sentiments que nous en avons, et qu'ainsi il n'en faut pas juger généralement comme si nous avions tous la même pensée. Il faut savoir le prix que nous estimons les choses, avant que de louer notre patience quand nous les perdons. L'on prend souvent l'insensibilité ou la dureté pour de la constance, comme l'amour et l'amitié pour de la faiblesse. J'avoue que je jouerais le personnage d'une femme si j'importunais le monde de mes plaintes. Mais chérir toujours ce que j'ai le plus aimé, y penser continuellement en éprouvant le désir de m'y rejoindre, je crois que c'est le sentiment d'un homme qui sait aimer, et qui, ayant une ferme croyance de l'immortalité de l'âme, pense que l'éloignement de sa chère fille est une absence pour un temps, et non une séparation éternelle. Que si l'on dit que ces vifs attachements peuvent être excusables pour des personnes faites, et non pour des enfants, je réponds que, ma fille ayant incontestablement beaucoup plus de perfections que l'on n'en avait jamais eu à son âge, personne ne peut avec raison me blâmer de croire qu'elle eût été toujours de bien en mieux, et qu'ainsi je n'ai pas seulement perdu une aimable fille de quatre ans, mais une amie telle qu'on peut se la figurer dans son âge de perfection. Quoi qu'il en soit, mon déplaisir m'ôta tous les soins que j'avais d'élever ma maison, mon principal but en cela ayant été l'intérêt de ma fille. Je ne laissais pas de souhaiter de faire instruire mes autres enfants selon leur condition, et leur laisser de quoi vivre de même ; mais ce n'était plus avec mon ambition et mon activité passées. Je ne songeais plus qu'à mener une vie sombre et retirée, contre mes premiers goûts et ceux de la plupart des affligés, qui cherchent à voyager et à agir pour se distraire.
(Edition Moreau, 1857, pp. 261-263)




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