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M'ont promis de faire leur devoir


"Tous ceux qui étaient là doivent venir à sa première représentation, et m'ont promis de faire leur devoir comme il faut."
La Critique de L'Ecole des femmes, sc. VI

Dans ses Nouvelles Nouvelles (1663), Donneau de Visé raconte une anecdote à propos des brigues qui accompagnent le lancement d'un spectacle, et en particulier les engagements que l'on fait prendre à ses amis de venir voir les représentations :

Comme vous m’avez parlé, dit alors Clorante, que des auteurs dont le nom fait réussir les ouvrages, il faut que je vous entretienne un moment de ceux qui font réussir les leurs par brigues, et par applaudissements mendiés. Un jeune auteur de théâtre, qui a beaucoup de mérite, et dont l’adresse n’est pas moins à priser que l’esprit, me vint voir il y a quelques jours : et comme nous nous entretenions d’une de ses pièces, qu’il était sur le point de faire jouer, il me dit qu’il était bien assuré qu’elle réussirait. Comment le pouvez-vous savoir, lui repartis-je, c’est une chose qu’il est impossible de deviner, et dont le succès est toujours entre les mains du sort. Il me répondit qu’il savait bien ce qu’il disait, et tira, en me disant ces paroles, un papier de sa poche, ou était écrit, Mémoire de ceux qui m’ont promis de venir voir jouer ma pièce. Ce papier était, par le moyen d’une raie, séparé en trois colonnes. Au-dessus de la première colonne, il y avait Rôle de ceux qui doivent venir aux loges. Au-dessus de la seconde, Rôle de ceux qui doivent venir au théâtre ; et au-dessus de la troisième Rôle de ceux qui doivent venir au parterre. Il me lut tous ceux qui étaient écrits sur ce papier, où je remarquai beaucoup de personnes de qualité. Je pris garde toutefois que sur le rôle des loges, il y avait beaucoup plus de partisans que d’autres ; parce que l’argent leur coûte bien moins qu’aux personnes de qualité. Je suis assuré, me dit-il, après m’avoir lu tous ces noms, que tels et tels y viendront à la première représentation, tels et tels à la seconde, et tels et tels à la troisième. Il trouva à son compte qu’il avait déjà du monde pour huit représentations, sans ceux qui devaient y venir deux ou trois fois. Il me pria après cela de lui prêter des jetons, pour calculer à combien d’argent se pourrait bien monter chaque représentation. Il ajouta quelque chose pour ceux que le hasard devait y faire venir, et qui s’y devaient trouver sans être conviés. Hé bien, me dit-il, après avoir bien calculé, ne suis-je pas sûr de la réussite de ma pièce telle qu’elle puisse être. Tous ceux qui m’ont promis d’y venir savent déjà les beaux endroits par cœur, afin de ne les pas laisser passer sans les applaudir, et sans montrer qu’ils les connaissent. C’est ainsi, continua-t-il, comme un homme d’esprit doit faire, et je n’en trouve point de plus fous, que ceux qui abandonnent leurs ouvrages à la bijarrerie du goût de la plupart des gens de qualité, qui pour un incident qui ne leur plaira pas, ou pour un vers qu’ils trouveront méchant, bien qu’il soit peut-être bon, perdront entièrement une pièce.
(t. III, p. 194-197)

Plus bas, dans la même scène de La Critique de l'Ecole des femmes, Dorante s'emportera contre ce genre de stratégies d'auteurs ("leurs grimaces savantes").




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