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Lettre sur les affaires du théâtre


Jean DONNEAU DE VISE, "Lettre sur les affaires du théâtre", Diversités galantes, Paris, Ribou, 1664 (achevé d'imprimer : 7 décembre 1663)

Paru, en même temps que la La Vengeance des marquis, dans un recueil composite où sont également publiées des nouvelles de l'auteur, ce texte fait plusieurs allusions à La Critique de L'Ecole des femmes et à L'Impromptu de Versailles.

"L'une n'est pas moins difficile à faire que l'autre"
"Leur manière de réciter"
"Ne point toucher à des matières"
"Peindre d'après nature"
"Toujours des marquis"


LETTRE SUR LES AFFAIRES DU THEATRE

Lorsque vous me demandez des nouvelles du théâtre, vous ne songez pas que vous en devez être aussi bien instruit que moi, puisque vous avez dû connaître par Le Portrait du peintre que le redoutable Élomire a été battu de ses propres armes, et que vous avez dû apprendre dans La Vengeance des marquis, qui sert de réponse aux pièces rapportées qu’il nous a fait voir sous le nom d'Impromptu, que l’ardeur de se venger l’ayant aveuglé, en travaillant à cette pièce il s’est contredit lui-même en plusieurs endroits, et qu’il ne s’est défendu qu’avec des armes dont on ne croyait pas qu’il se dût servir et que l’on ne peut manier sans se faire plus de mal à soi-même qu’à ceux contre qui on les emploie. L’on a connu par ce combat qu’il n’a point eu d’ennemis à combattre, puisque le premier qui est entré dans la lice l’a obligé de recourir à de honteuses armes. Cet heureux et spirituel téméraire ne croyait pas remporter d’abord une si grande victoire, et il se persuadait que le bonheur de son adversaire repousserait seul les coups qu’il lui a portés, et peut-être que s’il ne se fût point perdu en se défendant si mal, l’on aurait regardé avec d’autres yeux ce que l’on a écrit contre lui. Il lui est arrivé la même chose qu’à de certains faux braves que l’on a souvent crus ne pouvoir jamais être surmontés, et qui, par des yeux menaçants, par une fierté étudiée et par des discours qui faisaient croire qu’il était impossible de les vaincre, ont empêché longtemps que l’on ne les attaquât. Cependant, lorsqu’ils l’ont été, ils ont toujours fait voir par leur défaite que ceux que l’on croit indomptables sont plus souvent et plus facilement vaincus que les autres. Nous voyons présentement arriver la même chose : la réputation d’Élomire a longtemps empêché que l’on ne l’attaquât, et l’on se fût toujours persuadé qu’il ne pouvait être vaincu, si l’auteur du Portrait du peintre n’eût fait voir qu’il n’a triomphé si longtemps que faute d’avoir été attaqué, et que ce fort pouvait être surpris par tant de faibles endroits, qu’il ne fallait que se présenter pour en demeurer vainqueur.
Voilà ce que vous ont dû faire connaître les deux pièces que vous avez reçues de ma part. Je pourrais avec beaucoup de raison vous prier d’épargner la dernière et de la regarder comme un ouvrage d’un jour et demi. Je sais bien que je n’en dois pas être cru sur ma parole, mais j’ai de sûrs moyens pour vous persuader de cette vérité, et je ne doute point que vous n’ajoutiez foi aux personnes à qui je la lus deux jours après la première représentation de L’Impromptu de Versailles, puisqu’elles ne sont pas moins connues et estimées pour leur probité que pour leur naissance et pour leur esprit. Mais comme tout cela ne rendrait pas ma pièce meilleure, et que si elle n’est pas bonne, l’on me doit blâmer de l’avoir faite en si peu de temps, je passe à d’autres choses et ne vous prierai point d’excuser les négligences que vous y remarquerez.
Si vous me dites que je lui donne un nom qui ne lui convient pas et que c’est plutôt la vengeance des comédiens que celle des marquis, vous auriez raison ; mais c’est une faute que j’ai affectée, et j’ai bien voulu imiter en ce point Élomire, qui ne se soucie pas que ses pièces aient des noms qui leur conviennent, pourvu qu’elles en aient de spécieux et qui puissent exciter de la curiosité. Encore que les comédiens paraissent vengés dans cette pièce, puisque l’on y voit que cet auteur purement comique s’égare lorsqu’il parle d’eux, qu’il se contredit à tout moment et qu’il les blâme de certaines choses dont j’ai fait voir qu’il est lui-même auteur, il les a néanmoins bien plus vengés que moi, dans son prétendu Impromptu, ayant non seulement travaillé à leur gloire en les contrefaisant, mais encore à la perte de la sienne. Pour ce qui est des marquis, ils se vengent assez par leur prudent silence, et font voir qu'ils ont beaucoup d'esprit en ne l'estimant pas assez pour se soucier de ce qu'il dit contre eux. Ce n'est pas que la gloire de l'État ne les dût obliger à se plaindre, puisque c'est tourner le royaume en ridicule, railler toute la noblesse et rendre méprisables, non seulement à tous les Français, mais encore à tous les étrangers, des noms éclatants pour qui l'on devrait avoir du respect.
Quoique cette faute ne soit pas pardonnable, elle en renferme une autre qui l'est bien moins et sur laquelle je veux croire que la prudence d'Élomire n'a pas fait de réflexion. Lorsqu'il joue toute la cour et qu'il n'épargne que l'auguste personne du Roi, que l'éclat de son mérite rend plus considérable que l'éclat de son trône, il ne s'aperçoit pas que cet incomparable monarque est toujours accompagné des gens qu'il veut rendre ridicules, que ce sont eux qui forment sa cour, que c'est avec eux qu'il se divertit, que c'est avec eux qu'il s'entretient, et que c'est avec eux qu'il donne de la terreur à ses ennemis. C'est pourquoi Élomire devrait plutôt travailler à nous faire voir qu'ils sont tous des héros, puisque le prince est toujours au milieu d'eux et qu'il en est comme le chef, que de nous en faire voir des portraits ridicules. Il ne suffit pas de garder le respect que nous devons au demi-dieu qui nous gouverne, il faut épargner ceux qui ont le glorieux avantage de l'approcher et ne pas jouer ceux qu'il honore d'une estime particulière. Je tremble pour cet auteur, lorsque je lui entends dire en plein théâtre que ces Illustres doivent prendre la place des valets. Quoi ! traiter si mal l'appui et l'ornement de l'État ! avoir tant de mépris pour des personnes qui ont tant de fois et si généreusement exposé leur vie pour la gloire de leur prince ! et tout cela, pource que leur qualité demande qu'ils soient plus ajustés que les autres et qu'ils y sont obligés pour maintenir l'éclat de la plus brillante cour du monde et faire honneur à leur souverain. Je vous avoue que quand je considère le mérite de toutes ces illustres personnes et que je songe à la témérité d'Élomire, j'ai peine à croire ce que mes yeux ont vu dans plusieurs de ses pièces et ce que mes oreilles y ont ouï.
Vous ne devez pas vous étonner si, après avoir voulu rendre ridicule ce que la cour, ou plutôt tout le royaume, a de plus illustre, il a voulu mettre les pièces sérieuses au-dessous des comiques, puisqu'il a résolu de ne s'attaquer qu'aux choses pour lesquelles il devrait avoir beaucoup d'estime. L'on peut dire toutefois, pour le justifier en quelque sorte, qu'il a plus de raison d'attaquer les ouvrages sérieux que les marquis et qu'il se venge sur les premiers du mauvais succès de son Don Garcie, et l'on peut aussi ajouter qu'il se venge en même temps des marquis qui ne l'ont pas approuvé.
Voyons présentement si ce qu'il dit est véritable : si les pièces comiques doivent étouffer les sérieuses et si les bouffons méritent plus de gloire que les grands hommes. Les uns n'ont rien que de ridicule dans leurs ouvrages et ne travaillent que pour la rate, et les autres n'ont rien que de solide et ne travaillent que pour l'esprit. Les uns divertissent à la vérité, mais les autres divertissent et instruisent tout ensemble. Cependant Élomire se persuade, à cause qu'il a l'avantage de badiner assez agréablement, que ses comédies l'emportent sur tout ce que nous avons de pièces sérieuses ; mais il y a bien de la différence entre le succès d'une comédie et celui d'une pièce sérieuse. Une pièce sérieuse réussit pour son mérite et sa bonté seule nous oblige à lui rendre justice ; mais l'on va souvent voir en foule une pièce comique, encore que l'on la trouve méchante, et l'on va plutôt aux ouvrages qui sont de la nature de ceux d'Élomire pour les gens que l'on y croit voir jouer que pour la judicieuse conduite de la pièce, car l'on sait bien qu'il ne s'en pique pas. Si l'on court à tous les ouvrages comiques, c'est que l'on y trouve toujours quelque chose qui fait rire et que ce qui en est méchant et même hors de la vraisemblance est quelquefois ce qui divertit le plus. Les postures contribuent à la réussite de ces sortes de pièces, et elles doivent ordinairement tous leurs succès aux grimaces d'un acteur. Nous en avons un exemple dans L'École des femmes, où les grimaces d'Arnolphe, le visage d'Alain et la judicieuse scène du notaire ont fait rire bien des gens ; et sur le récit que l'on en a fait, tout Paris a voulu voir cette comédie. Mais Élomire ne doit pas pour cela publier que tout Paris a regardé L'École des femmes comme un chef-d'œuvre, puisque, hors ses amis, qui voient ses ouvrages avec d'autres yeux que les autres, tout le monde en a d'abord reconnu les défauts. Ceux qui en virent la première représentation se souviennent bien qu'elle fut généralement condamnée, et quoique le mal que l'on dit d'un ouvrage vienne rarement aux oreilles d'un auteur, Élomire en a depuis ouï conter les défauts à tant de monde qu'il a cru en devoir faire lui-même une critique pour empêcher les autres d'y travailler ; ce qui fut cause que je fis ensuite ma Zélinde, voyant qu'il avait agi en père et qu'il avait eu trop d'indulgence pour ses enfants. Il dit qu'il peint d'après nature. Cependant, quoique nous voyions bien des jaloux, nous en voyons peu qui ressemblent à Arnolphe ; c'est pourquoi il se devait donner encore plus de gloire et dire qu'il peint d'après son imagination. Mais comme elle ne lui peut représenter des héros, je suis assuré qu'il ne nous en fera jamais voir s'ils ne sont jaloux. Ce sont là les grands sentiments qu'il leur inspire, et la jalousie est tout ce qui les fait agir depuis le commencement jusqu'à la fin de ses pièces sérieuses aussi bien que de ses comiques. Et puisqu'il y met si peu de différence, je ne sais pas pourquoi il assure que les pièces comiques doivent l'emporter sur les sérieuses. Pour moi, ce n'est pas mon sentiment, et les raisons que je vous en vais donner vous feront connaître que l'on doit être beaucoup plus estimé pour avoir fait une bonne pièce sérieuse que pour en avoir composé un grand nombre de comiques. Pour faire parler des héros, il faut avoir l'âme grande, ou plutôt être héros soi-même, puisque les grands sentiments que l'on met dans leur bouche et les belles actions que l'on leur fait faire sont plus souvent tirés de l'esprit de celui qui les fait parler que de leur histoire. Il n'en va pas de même des fous que l'on peint d'après nature : ces peintures ne sont pas difficiles, l'on remarque aisément leurs postures, on entend leurs discours, l'on voit leurs habits, et l'on peut sans beaucoup de peine venir à bout de leur portrait. Mais dans celui des héros, il faut que le jugement et l'esprit s'y fassent remarquer, et comme l'histoire ne fournit que le premier trait de ces portraits parlants, si l'on n'a tous les sentiments d'un héros l'on ne peut ajouter ce qui manque à leur histoire, ni enfanter les sentiments que l'on leur doit donner. L'on peut voir par là que ces peintures ne sont pas si faciles à faire que nous veut persuader Élomire. On ne brave pas toujours la Fortune en vers, l'on n'accuse pas toujours les destins et l'on ne querelle pas toujours les dieux ; l'on donne souvent plus de modération aux héros, l'on les fait quelquefois parler en politiques, et l'on leur donne, en les faisant aimer, des sentiments dignes de leur naissance. Si pour bien représenter des héros et entrer dans leur caractère, il faut être capable d'avoir leurs pensées, je vous laisse à deviner les belles qualités que l'on doit avoir pour bien dépeindre des personnes ridicules. Il est aisé de connaître par toutes ces choses qu'il y a au Parnasse mille places de vides entre le divin Corneille et le comique Élomire, et que l'on ne les peut comparer en rien, puisque pour ses ouvrages le premier est plus qu'un dieu et le second est auprès de lui moins qu'un homme, et qu'il est plus glorieux de se faire admirer par des ouvrages solides que de faire rire par des grimaces, des turlupinades, de grandes perruques et de grands canons. Le nom de Monsieur de Corneille, que nous pouvons justement appeler la gloire de la France, est adoré dans toute l'Europe, et comme il a travaillé pour la postérité, tout le monde publie hautement qu'il mérite de l'encens et des statues. Ses copies sont plus estimées que les originaux qu'Élomire nous veut faire passer pour des chefs-d'œuvre beaucoup plus difficiles que des ouvrages sérieux. :Lorsqu'il dit qu'il les peint d'après nature, il confesse qu'il n'y met rien du sien, ce qui ne le doit pas tant faire admirer qu'il s'imagine. Il veut encore nous persuader, pour rendre sa cause bonne, que les Français n'aiment qu'à rire ; mais il faut voir par là qu'il les estime peu, puisqu'il ne les croit pas capables de goûter les belles choses.
Comme il se rencontre souvent des gens qui jugent sur de fausses apparences, je crois vous devoir dire encore, avant que de finir, que dans tout ce que j'ai écrit contre les comédies d'Élomire, je n'ai point prétendu toucher à sa personne. Je veux croire qu'il est honnête homme et j'aurais tort de dire le contraire, puisque je ne sais point les particularités de sa vie. Mais quand je les saurais, je n'en parlerais point, puisque ces sortes de choses n'ont rien à démêler avec l'esprit. Je puis, après cet aveu, lui dire, comme il fait aux marquis, que dans tout ce que j'ai écrit contre ses comédies, qu'il n'interprète rien à son désavantage et qu'il ne croie point que je parle de lui lorsque j'y songe le moins.
Quant aux productions d'esprit, il n'y a point de lois dans l'empire des Lettres qui défendent de les attaquer, et ceux qui s'en fâchent font voir une crainte qui leur est honteuse et donnent à connaître par là qu'ils se défient de leurs forces. C'est ce qu'Élomire ne fera pas ; ses progrès sont trop grands pour se défier des siennes, et tout ce que l'on écrit contre lui ne sert qu'à faire voir qu'il triomphe. J'en demeure d'accord avec tous ses amis, et c'est par là que je crois qu'il m'est permis de lui dire tout ce qu'il me plaira. Je le traite comme les plus grands hommes de l'Antiquité et je suis l'exemple des Romains, qui permettaient à tout le monde de dire aux vainqueurs toutes leurs vérités le jour de leur triomphe. La joie que cette gloire lui donne le doit empêcher de reconnaître celles que je lui dis. Peut-être que, s'il ne triomphait pas, qu'il les reconnaîtrait et qu'il en profiterait tout ensemble. Mais qu'il en profite ou non, il aurait mauvaise grâce de s'en plaindre. Ceux qui jouent tout le monde doivent sans murmurer souffrir que l'on les attaque, puisqu'ils en fournissent le sujet et que l'on ne fait que leur rendre ce qu'ils prêtent aux autres. C'est pourquoi, s'il en formait la moindre plainte, l'on pourrait lui dire qu'il n'est ni plus illustre que les grands hommes qui ont triomphé chez les Romains, ni de meilleure maison que les marquis, desquels il ne parle pas avec tant de modération que je fais de lui, puisqu'il attaque jusques à leurs personnes.
Après vous avoir tant parlé d'auteurs et de comédie, il est bon que je vous dise un mot des nouvelles que je vous envoie. Comme elles ont toutes deux quelque chose de particulier et que les sujets n'en sont point rebattus, je crois qu'elles vous divertiront. Peut-être me direz-vous qu'après avoir tant parlé des nouvellistes dans mes Nouvelles nouvelles, je n'en devais pas mettre un dans "Les Soirées des auberges" ; mais vous devez prendre garde qu'il ne sert quasi que de nombre et que j'ai cru ne pouvoir mettre quinze ou vingt personnes ensemble sans qu'il y en eût. Je ne vous parlerai point ici à l'avantage de ces deux nouvelles et n'excuserai point des fautes que tout le monde ne connaîtra peut-être pas. Je vous dirai seulement que j'ai fait "L'Apothicaire de qualité" pource que l'on m'a assuré que l'aventure principale était véritable et qu'un homme de qualité, étant entré chez une dame et l'ayant trouvée en état de recevoir un lavement, lui avait donné sans qu'elle s'en aperçût et s'était après retiré sans être vu de personne. Je ne le sais que sur le rapport que l'on m'en a fait, et vous pouvez croire que si j'avais tout vu, l'affaire, ayant eu des témoins, ne serait pas arrivée de la manière que l'on la raconte. Tout le reste de la nouvelle est de mon invention, et comme je donne et beaucoup de mérite et beaucoup d'esprit au galant et à la dame, je crois que si l'aventure est véritable, les illustres personnes à qui elle est arrivée ne se doivent pas plaindre de moi. Si le fameux Voiture n'avait point, dans ses écrits, rendu le mot de cul familier, je croirais qu'il pourrait blesser les oreilles de quelques personnes délicates, mais j'ai cru que je ne pouvais faillir après l'exemple d'un si galant homme.
Je suis.
(texte numérisé par les soins de F. Rey)




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