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Lettre à un homme qui m'avait écrit


Lettre à un homme qui m’avait écrit pour me prier de lui expliquer un soupir que sa maîtresse avait fait

J’aurais plutôt fait réponse à la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, si j’étais plus accoutumée que je ne le suis à faire le métier de confidente. Mais je vous avoue qu’il est si nouveau pour moi que je ne sais encore par où m’y prendre.

Enfin, si je n’ai pas cette beauté touchante,
Qui consomme un cœur d’un regard :
Je pense mériter un peu plus pour ma part.
Que le titre de confidente.

Ce n’est pas que la bonne opinion que j’ai de mon mérite m’aveugle jusques à me faire croire que je doive remplir la première place de votre cœur : non, Monsieur,

Je laisse le rang de maîtresse,
A qui peut mieux le soutenir :
Mais entre un grand amour et la simple tendresse,
Il est certain milieu que je pourrais tenir.

Je veux dire, Monsieur, afin de m’expliquer mieux, que sans faire tort à votre discernement, vous auriez pu avoir avec moi de ces amusements galants, qui sans causer les inquiétudes de l’amour, s’élèvent pourtant au-dessus de la tiédeur qu’on a d’ordinaire pour ses confidentes. Quand on a de ces intrigues commodes avec des personnes faites comme moi, l’on ne soupire point pour elles : mais on est assez aise de leur cacher les soupirs qu’on pousse pour les autres.

On leur dit quelquefois qu’elles sont agréables,
Qu’on craint de les aimer, qu’elles sont redoutables,
Et qu’on ne peut les oublier.
La dame ne croit point ces discours véritables,
Et traite assez le cavalier,
De protestant, banal et de conteur de fables.
Cependant on l’écoute, et l’on s’en divertit,
On répond en riant à tout ce qu’il a dit
[…] [Ici 7 alexandrins]

Voilà, Monsieur, ce que j’attendais de vous, sans trop présumer, ce me semble, de mes charmes. Mais vous m’avez détrompée, en débutant de plain pied par une honnête confidence, comme vous avez fait : et puisqu’il plait ainsi à la médiocrité de mes attraits, nous nous en tiendrons à la simple fraternité, et vous et moi.

Me voilà fort bien partagée :
Et loin d’en concevoir un bizarre dépit,
Je dois vous être obligée :
Vous me traitez du moins fort en fille d’esprit.
Ce n’est pas que vous ne fassiez un peu plus d’honneur à ma prudence qu’à ma jeunesse :mais ce qui me console,

C’est qu’on sait qu’aux âmes bien nées,
La vertu n’attend pas le nombre des années.

Vous voyez comme un peu de mémoire nous tire d’affaire à point nommé, et que Corneille est quelque fois d’un grand secours. Mais cependant, je l’ai inutilement feuilleté sur le chapitre du soupir, et je n’y ai rien trouvé qui puisse satisfaire votre curiosité : à son défaut je me servirai de ces deux vers, que j’ai vu dans quelque autre lieu.

Quand on veut dire j’aime, et qu’on ne l’ose pas,
Le cœur à point nommé nous fournit un hélas.

Ou si vous voulez :

Quand on veut exprimer un amoureux désir,
Le cœur à point nommé nous fournit un soupir.

Voilà, Monsieur, toutes mes autorités : si elles ne sont pas valables, n’en accusez que mon peu d’expérience, avec le temps je prendrai des tablatures,

Et pour contenter vos désirs,
Je deviendrai si savante en soupirs
Que par certain esprit que je crois prophétique,
Dès aujourd’hui j’ose bien vous jurer,
Que je les réduirai par ordre alphabétique,
Et que j’enseignerai l’art de bien soupirer.

(Recueil de poésies de Mlle Desjardins, 1662, p. 76-81)




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