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Les services que nous rend une main ennemie


"Ah, mon frère, arrêtez, je lui suis redevable de la vie, et sans le secours de son bras, j'aurais été tué par des voleurs que j'ai trouvés. - Et voulez-vous que cette considération empêche notre vengeance? Tous les services que nous rend une main ennemie, ne sont d'aucun mérite pour engager notre âme; et s'il faut mesurer l'obligation à l'injure, votre reconnaissance, mon frère, est ici ridicule."
Don Juan ou le Festin de pierre, III, 4

La question de la pondération des obligations et des injures est traitée au long dans la lettre LXXXI de Sénèque (1)

La Mothe le Vayer reprend et actualise les réflexions du philosophe romain, dans le petit traité "De l'ingratitude" (Opuscules ou Petits Traités (1647) (2) (voir également "Des pères qui vivent autant que leurs fils" et "pour l'amour de l'humanité" et "il se souvient du bien").


(1)

Illud magis quaerendum videtur, quod non satis, ut existimo, explicatum est, an is qui profuit nobis, si postea nocuit, paria fecerit et nos debito solverit. Adice, si vis, et illud: multo plus postea nocuit quam ante profuerat. Si rectam illam rigidi iudicis sententiam quaeris, alterum ab altero absolvet et dicet, 'quamvis iniuriae praeponderent, tamen beneficiis donetur quod ex iniuria superest'. Plus nocuit, sed prius profuit; itaque habeatur et temporis ratio.
[...]
Nunc coniectura tollatur: et illud beneficium fuit et hoc, quod modum beneficii prioris excessit, iniuria est. Vir bonus utrosque calculos sic ponit ut se ipse circumscribat: beneficio adicit, iniuriae demit. Alter ille remissior iudex, quem esse me malo, iniuriae oblivisci iubebit, officii meminisse. 'Hoc certe' inquis 'iustitiae convenit, suum cuique reddere, beneficio gratiam, iniuriae talionem aut certe malam gratiam.' Verum erit istud cum alius iniuriam fecerit, alius beneficium dederit; nam si idem est, beneficio vis iniuriae extinguitur. Nam cui, etiam si merita non antecessissent, oportebat ignosci, post beneficia laedenti plus quam venia debetur. Non pono utrique par pretium: pluris aestimo beneficium quam iniuriam.
[...]
Sed ne in eadem quae satis scrutati sumus revolvamur, in hac comparatione beneficii et iniuriae vir bonus iudicabit quidem quod erit aequissimum, sed beneficio favebit; in hanc erit partem proclivior. Plurimum autem momenti persona solet adferre in rebus eiusmodi: 'dedisti mihi beneficium in servo, iniuriam fecisti in patre; servasti mihi filium, sed patrem abstulisti'. Alia deinceps per quae procedit omnis conlatio prosequetur, et si pusillum erit quod intersit, dissimulabit; etiam si multum fuerit, sed si id donari salva pietate ac fide poterit, remittet, id est si ad ipsum tota pertinebit iniuria. Summa rei haec est: facilis erit in commutando; patietur plus inputari sibi; invitus beneficium per compensationem iniuriae solvet; in hanc partem inclinabit, huc verget, ut cupiat debere gratiam, cupiat referre.

Ce sera bien le plus expédient, d’éclaircir une question que je ne trouve point avoir été jamais bien décidée, Si recevant quelque offense d’un qui autrefois m’avait fait plaisir, je suis quitte de l’obligation que je lui avais ? Ajoutez-y, si vous voulez, qu’il m’ait plus fait de mal qu’il ne m’avait fait de bien auparavant. Si vous prenez un juge rigoureux, il vous dira, Qu’il faut compenser, et que si l’offense est de quelque chose plus grande que le plaisir, pour l’amour de la courtoisie, vous devez oublier ce qu’il y a de mal plus que de bien. L’offense est la plus grande, il est vrai, mais le plaisir a été le premier ; cette considération vaut bien quelque chose.
[…]
Mais posons le cas qu’il n’y ait moyen de juger de l’intention, ce qu’il a fait pour vous est un plaisir, ce qu’il a fait contre vous est injure. Un homme de bien, pour se tromper soi-même, fait un compte faux, il met au bienfait plus qu’il n’y a, et moins à l’injure. Un autre juge plus gracieux, comme je serais, dira que vous devez oublier l’injure, et vous souvenir du bienfait. Certainement la justice veut qu’on rende à chacun ce qui est sien. Le gré au bienfait, et la revanche à l’injure, ou la disgrâce pour le moins. Mais cela s’entend quand vous aurez reçu le bienfait de l’un, et l’injure de l’autre. Car puisque recevant injure d’une personne qui ne vous avait jamais fait plaisir, vous ferez bien de lui pardonner ; si celui qui vous offense, vous avait autrefois fait plaisir, il est certain qu’il mérite quelque chose de plus que le pardon. Je ne mets point l’obliger et l’offenser tout en un rang ; j’estime un bienfait plus qu’une injure.
[…]
Mais sans retourner à des choses que nous avons assez épluchées, concluons, Qu’un homme de bien, quand il sera question de faire comparaison d’un bienfait et d’une injure, jugera ce qu’il estimera plus équitable ; mais s’il y a du doute, il penchera du côté du bienfait. Or en telles choses la considération de la personne est quelquefois de grande importance. Vous m’avez fait plaisir en la personne de mon valet, et m’avez fait injure en celle de mon père. Vous avez sauvé la vie à mon fils, mais vous m’avez fait perdre mon père. Il balance de cette façon toutes les autres choses ; et où l’intérêt sera petit, il le dissimulera ; où il sera grand, il le quittera, s’il le peut faire en bonne conscience, c’est à dire si l’injure ne touche point d’autre que lui. Enfin il ne sera point difficile au change, s’il y a de la perte, il la prendra sur lui. Il s’efforcera de rendre le bien pour le mal ; et quoi que la passion lui persuade, il prendra ce parti plutôt que nul autre.
(Sénèque, Epître LXXXI, dans Les Œuvres de Sénèque, […] continuées par Pierre Du Ryer, Paris, Sommaville, 1659, t.I, p. 483-486)

(2)

Il ne faut pas oublier une autre difficulté de morale, si une injure postérieure peut tellement effacer le bienfait précédent, que nous en demeurions quittes sans tomber dans l'ingratitude.
[...]
Car, outre l'obligation générale de pardonner aux injures, n'est-il pas du devoir d'une âme bien née et reconnaissante d'imprimer plus avant dans sa mémoire le bienfait que l'offense ? D'ailleurs, vu que l'obligation est ancienne, il y faut satisfaire, puis on avisera au reste. Peut-être que celui de qui nous nous plaignons, ne nous a fait outrage que sans y penser, au lieu qu'il nous avait distribué ses grâces de propos délibéré, et avec dessein de nous rendre un bon office. Si nous examinons bien le tout par les plus rigoureuses lois de l'éthique, nous trouverons que l'agréable souvenir du bienfait doit consumer toute l'amertume du déplaisir, et que celui à qui nous étions obligé de pardonner quand il nous eût été indifférent, mérite quelque chose davantage par la considération de ce que nous lui étions redevables devant sa faute. C'est être ingrat et injuste tout ensemble, de vouloir user de compensation en des choses qui ne sont pas de même poids, et dont l'une doit toujours prévaloir sur l'autre, si nous ne donnons beaucoup plus à la passion, qu'à ce que nous prescrit le droit usage de la raison.
(éd. des Oeuvres de 1756, III, 1 p. 72-74) (source : R. McBride, The Sceptical Vision of Moliere, 1978, p. 96-97)




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