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Les Véritables Précieuses


Antoine BAUDEAU DE SOMAIZE, Les Véritables Précieuses, Paris, J. Ribou, 1660 (achevé d'imprimer : 7 janvier 1660)

Publié très rapidement après la création des Précieuses ridicules, ce texte tente, à l'instar de son homologue Les Précieuses ridicules mises en vers, d'exploiter le succès de la comédie.


LES VÉRITABLES PRÉCIEUSES.

COMÉDIE.

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À MONSEIGNEUR,

MESSIRE HENRI LOUIS ABERT,

CHEVALIER, COMTE du Mesny Habert, Seigneur de Monmort, la Brosse, le Peray, le Fargis, et autres lieux, Conseiller du Roi en tous ses Conseils, et Maître des Requêtes ordinaire de son Hôtel, etc…

MONSEIGNEUR,

Je n’étalerai point ici la grandeur de votre Naissance, ni les services considérables que vous avez rendus, et que vous rendez tous les jours à l’État. [page suivante] Je ne dirai point que quelque éclat que vous soyez environné, et que quelques illustres que soient vos Charges, elles en tirent plus de vous, qu’elles ne vous en donnent. Ce n’est pas à moi d’entreprendre un Panégyrique, où le mérite surpasse de bien loin la plus haute Idée que l’on s’en puisse former : Vous devez à vous-même toute votre gloire, et il vous appartient seul de faire quelque chose à votre avantage, et pour moi, bien que j’ai assez d’ardeur pour souhaiter de dire quelque chose à votre louange, je n’ai pas assez de témérité pour l’entreprendre : je serai trop heureux si je puis contribuer quelque chose à votre divertissement, et si la lecture de ces Vraies Précieuses, que je vous offre peut vous délasser un moment de vos pénibles, et continuelles occupations. Je [page suivante] sais bien qu’à considérer cet Ouvrage sortant de mes mains, il perd quelque chose de son prix, et que le nom de son Auteur pourrait, par la réputation qu’il s’est acquis, vous le rendre plus considérable ; Mais je ne veux rien devoir à autrui, où il s’agit de vous être obligé : Oui, MONSEIGNEUR, je préfère l’honneur de vous être redevable à vous seul de la protection que je vous demande pour cette Comédie, à tous les avantages que je pourrais avoir de vous offrir un Livre qui mériterait et par lui, et par le nom de celui qui l’aurait fait, l’aveu d’une personne Illustre, comme vous ; car au moins, vous jugerez qu’un zèle tout pur m’a fait ôter ce que j’entreprends, et que qui cherche à vous divertir, cherchera toujours avecque tout l’empressement possible [page suivante] les moyens de mériter la qualité qu’il prend avec votre permission.

MONSEIGNEUR,

De votre très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur JEAN RIBOU.

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PRÉFACE.

Depuis que la modestie et l’insolence sont deux contraires, on ne les a jamais vues mieux unies qu’a fait dans la Préface l’Auteur des Précieuses Ridicules : Car si nous examinons ses paroles, il semble qu’il soit assez modeste pour craindre de faire mettre son nom sous la presse, cependant il cache sous cette fausse vertu tout ce que l’insolence a de plus effronté, et met sur le théâtre une [page suivante] Satire, qui quoique sous des images grotesques ne laisse pas de blesser tous ceux qu’il a voulu accuser ; il fait plus de Critique, il s’érige en Juge, et condamne à la berne les Singes, sans voir qu’il prononce un Arrêt contre lui en le prononçant contre eux, puisqu’il est certain qu’il est Singe en tout ce qu’il fait, et que non seulement il a copié Les Précieuses de Monsieur l’Abbé de Pure, jouées par les Italiens ; Mais encore qu’il a imité par une singerie dont il est seul capable le Médecin volant, [page suivante] et plusieurs autres pièces des mêmes Italiens qu’il n’imite pas seulement en ce qu’ils ont joué sur leur théâtre ; mais encore en leurs postures, contrefaisant sans cesse sur le sien et Trivelin et Scaramouche ; mais qu’attendre d’un homme qui tire toute sa gloire des Mémoires de Guillot-Gorju, qu’il a achetés de sa veuve, et dont il s’adopte tous les Ouvrages.

Mais c’est assez parler des Précieuses Ridicules, il est temps de dire un mot des Vraies, et tout ce que j’en dirai, c’est seulement [page suivante] que je leur ai donné ce Nom, parce qu’elles parlent véritablement le langage qu’on attribue aux Précieuses, et que je n’ai pas prétendu par ce titre parler de ces personnes Illustres qui sont trop au-dessus de la Satire pour faire soupçonner que l’on ait dessein de les y insérer : j’ai encore eu d’autres raisons de les nommer ainsi, qui n’étant connues de personne ne sauraient être condamnées, que si l’on m’accuse de condamner la Satire, et pourtant d’en composer je ne m’en défendrai [page suivante] pas ici, puisqu’elle est toujours permise contre ceux qui font profession de l’exposer en public.

Il ne peut plus rester qu’un scrupule dans l’esprit du Lecteur : Savoir, pourquoi je fais que mes Acteurs parlent tantôt en insensés, et tantôt en gens tout à fait raisonnables ; Mais qui examinera bien les Personnages qu’ils représentent, discernera aisément que ce qu’ils disent de juste, c’est seulement par ouï-dire, et qu’en ce qu’ils disent d’eux-mêmes ils ne démentent point leurs caractères.

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PERSONNAGES

ARTÉMISE. } Précieuses.
ISCARIE.
LE BARON, de la Taupinière.
BÉATRIX, suivante d’Artémise.
ISABELLE, suivante d’Iscarie.
FLANQUIN, valet de la Taupinière.
PICOTIN, Poète.
MONSIEUR GREVAL, Bourgeois, voisin d’Iscarie.

La Scène est à Paris.

[page 1]

LES VÉRITABLES PRÉCIEUSES.
COMÉDIE.

SCÈNE PREMIÈRE.

ISCARIE, ISABELLE.

ISCARIE.

Que l’attente d’Artémise, me cause de chagrin, je suis la personne du monde la plus impatiente. Allez lui dire que je suis dans le dernier emportement de ne la point voir.

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ISABELLE.

Je vais vous obéir Madame, mais la voici qui vient.

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SCÈNE II.

ISCARIE, ARTÉMISE, BÉATRIX, ISABELLE.

ISCARIE.

Vraiment ma chère je suis en humeur de pousser le dernier rude (a : De me mettre en colère) contre vous, vous n’avez guère d’exactitude dans vos promesses, le temps a déjà marqué deux pas (b : Deux heures) depuis que je vous attends.

ARTÉMISE.

Ah ! ma chère il faut que vous sachiez qu’un certain Marquis, m’est venu voir.

ISCARIE.

Hé ! comment s’appelle-t-il [page 4] ce Marquis ?

ARTÉMISE.

Il s’appelle le Marquis de Mazarcantara, il sait tout à fait l’air de la ruelle, c’est un Galant de plain-pied (c : Bien fait) qui s’exprime sans aucune incertitude (d : Hésiter), et je n’ai jamais vu d’homme qui dise les choses plus congrûment. J’ai pourtant remarqué un défaut en lui qui m’a pensé faire perdre mon sérieux (e : Rire).

ISCARIE.

Hé quel ?

ARTÉMISE.

Il ne peut s’empêcher de faire la révérence en point d’Hongrie.

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ISCARIE.

Ah ! ma chère, il ressemble donc au Marquis de Mascarille.

ARTÉMISE.

Ce que vous dites est une vérité toute pure.

ISCARIE.

Je crois que vous avez dessein de faire bien des assauts d’appas (f : Des conquêtes), je vous trouve dans votre bel aimable (g : Belle), l’invisible n’a pas encore gâté l’économie de votre reste (h : Le vent n'a point défrisé vos cheveux), vous ne fûtes jamais mieux sous les armes (i : Habillée) que vous êtes, que vos tâches avantageuses sont bien placées (k : Vos mouches), que vos grâces donnent éclat [page 6] à votre col (l : Vos perles) et que les ténèbres (m : Coiffes) qui environnent votre reste relèvent bien la blancheur de ce beau tout.

ARTÉMISE.

Ah ! ma chère vous faites trop de dépense en beau discours (n : Dites trop de belles choses) pour me dauber sérieusement (o : Pour me railler) ; mais n’importe tout vous est licite et l’empire que vous avez sur mon esprit fait que je n’excite pas mon fier contre vous (p : Que je ne me mets pas en colère).

ISCARIE.

Ce que vous me dites là est du dernier obligeant ; mais si vous voulez que je vous donne un quart d’heure de divertissement, entrons dans mon cabinet je vous ferai voir un innocent (q : Poulet) [page 7] que l’on m’a envoyé, dont l’encombrement du style est capable de faire changer l’assiette de votre âme.

[page 8]


SCÈNE III.

BÉATRIX, ISABELLE.

BÉATRIX.

Dites-moi donc quelle langue est-ce là que parlent nos Maîtresses. Ma foi je n’entends point ce jargon et s’il faut qu’elles continuent à parler de la sorte, elles seront contraintes de nous donner un Maître pour apprendre ce langage et de nous remettre à l’a b c.

ISABELLE

Que vous [page 9] avez peu de lumière et que votre esprit est opaque. Est-il possible que vous ayez demeuré si longtemps chez une Précieuse et que vous n’ayez pas encore pris aucune teinture de l’élégance de leur style !

BÉATRIX.

Vous êtes donc aussi folle qu’elles à ce que je vois, et vous affectez aussi de dire des maux à longue queue.

ISABELLE.

Ah ! Plût-il à Dieu que je pusse être l’inventrice, comme je ne suis que l’écho de ces maux graves et ampoulés qui par un sens mystérieux étalent la vraie et pure signification des choses.

[page 10]

BÉATRIX.

Hé bien ! Puisque vous avez cette pensée, l’envie me prend de disputer contre vous : aussi bien puisque ce langage n’est inventé que par la fantaisie de certaines femmes, une femme peut bien disputer contre sans que cela paraisse extraordinaire, et pour vous montrer qu’il n’y a rien de plus extravagant que cette façon de parler, je m’en vais vous dire de certains mots que j’ai retenus qui choquent tout à fait notre langue naturelle.

ISABELLE.

Votre engagement est inconsidéré ; mais j’ai assez d’indulgence pour vous tirer de [page 11] l’erreur où vous a précipité l’épaisseur de votre esprit.

BÉATRIX.

Bon, je suis ravie que vous ayez des indulgences chez vous, j’avais fait dessein d’en aller quérir à Rome ; mais vous m’épargnez cette peine.

ISABELLE.

Voilà une superfluité à votre dispute et n’alambiquez point mon esprit de fadaises.

BÉATRIX.

Ça dites-moi ! S’il y a rien de plus ridicule que de nommer un lavement le "bouillon des deux sœurs". A-t-on jamais ouï dire qu’un Médecin [page 12] est un "bâtard d’Hippocrate" : Voilà bien honorer la Médecine ma foi et c’est là le moyen d’encourager ces Messieurs les Médecins à nous tirer des "bras du vieil rêveur", ou plutôt de "l’Empire de Morphée", ou pour mieux m’expliquer du lit, à qui vos savantes ont donné ces noms. C’est encore assez bien débuter que de nommer les pieds « les chers souffrants », le boire « le cher nécessaire » et d’appeler le potage « l’union des deux Éléments ». À quoi bon toutes ces obscurités, et pourquoi dire en quatre mots ce que nous disons en deux. Est-ce qu’il ne serait pas mieux dit : « Soufflez ce feu » que « Excitez cet Élément combustible ? », « Donnez-moi du pain » que « Apportez le [page 13] soutien de la vie », « Voilà une maison », que de dire « Voilà une garde nécessaire », et seriez-vous bien assez opiniâtre pour me vouloir soutenir que le pot de chambre que vous nommez l’ « urinal virginal », l’est encore quand les filles et les garçons ont donné dans "l’amour permis", qui est selon le langage de vos Précieuses le mariage.

ISABELLE.

En vérité votre désordre est terrible et me jette dans une souffrance inconcevable.

BÉATRIX.

Il n’est pas encore temps de m’interrompre et je n’ai pas encore fini.

[page 14]

ISABELLE.

Poursuivez donc et rendez vite votre discours complet.

BÉATRIX.

Je vous dis encore, que quoi que vous puissiez dire, qu’il n’y a rien de plus insupportable que de nommer les dents « un ameublement de la bouche » et de dire, pour faire voir que l’on a longtemps balancé à faire une chose, « qu’il est monté des incertitudes à la gorge ». Dites-moi un peu, y a-t-il aucun sens à cela, non plus que de dire qu’une femme "a des absences de raison" pour expliquer qu’elle est jeune, et dites-moi enfin s’il y a rien [page 15] de plus extravagant que d’appeler des "traîtres" les Paravents, le Miroir un « Peintre de la dernière fidélité », un éventail un « Zéphir », et une Porte la « fidèle gardienne ». Si par hasard un Jaloux qui aurait fermé une porte sus sa femme et en aurait la clef, était trompé par un Galant qui en aurait une fausse, doit-il, venant à savoir la chose, appeler encore la porte la « fidèle gardienne » ? Je pourrais vous en dire encore quantité, mais je méprise si fort cette façon de parler que je ne m’en saurais donner la peine.

ISABELLE.

Ah ! Je vais bien vous montrer… Mais voici Flanquin, le Précieux.

[page 16]

BÉATRIX.

Quoi ! Le valet du Baron de la Taupinière, qui vous fait les doux yeux est donc aussi de ce nombre ? Vraiment il mérite qu’on l’écoute et c’est une chose assez divertissante à mon avis, que d’entendre un valet parler précieux.

[page 17]


SCÈNE IV.

ISABELLE, BÉATRIX, FLANQUIN.

FLANQUIN.

Ah ! ma chère, ma toute aimable, que je suis heureux de vous voir.

ISABELLE.

Qui t’amène ici ?

FLANQUIN.

Je viens savoir si votre Maîtresse est en pouvoir de recevoir visite.

[page 18]

ISABELLE.

Je m’en vais m’en instruire et dans peu ma réponse désembarrassera ton âme de cette affaire.
Elle sort.

FLANQUIN.

Il faut avouer que la méthode de s’exprimer dont on se sert maintenant est une chose qui sert merveilleusement à nous distinguer du commun, et est tout à fait déchargée de la matière, et à dire le vrai, c’est quelque chose de bien satisfaisant de pouvoir fendre la presse et de faire quelque nombre parmi les gens canonisés dans les ruelles.

BÉATRIX.

Tirez-moi d’erreur ! [page 19] Ce que vous venez de me dire, n’est-ce point un compliment, que votre maître a composé pour dire en quelque ruelle et dont vous avez lu le brouillon.

FLANQUIN.

Je vois bien que vous n’êtes pas encore instruite de ce que je vaux, et que la pauvreté de mes habits vous fait juger à mon désavantage de celle de mes pensées.
Isabelle rentre.
Mais je vous dépersuaderai une autre fois. Voici l’enthousiasme de mes yeux, l’aimant de mon Cœur, en un mot mon unique. Il faut que je lui fasse connaître qu’elle encapucine l’âme et qu’elle me cendre le Cœur (r : Qu'elle m'enflamme).

[page 20]

ISABELLE.

Ton maître viendra quand il lui plaira.

FLANQUIN.

Ah mon ange ! Que vous avez bien fait de rapporter en ce lieu le mérite qui s’en était éloigné, que nous avions besoin dans l’opacité de cette salle, que vos yeux vinssent servir de supplément au Soleil : non que leurs chaleurs ne réduisent mon corps à une sècheresse qui m’apprend qu’un bain intérieur me serait fort utile.

BÉATRIX.

La plaisante façon de demander à boire.

[page 21]

FLANQUIN.

Oui, un bain intérieur ou l’agrément donné entre les deux sœurs (s : Lavement) peuvent maintenant empêcher la métempsychose de mon âme, qui va bientôt s’émanciper de sa demeure, si l’on ne la secourt par l’un de ces remèdes, ou si vous ne souffrez que je goûte avec vous la volupté de l’amour permis (t : Du Mariage).

ISABELLE.

Voyez ! Ma compagne, qu’il a bien du succès de tout ce que la Carte de Coquetterie lui a pu dogmatiser de tendresse.

FLANQUIN.

Quoi ! Point de quartier ni de trêve, toujours, [page 22] cette jupe modeste m’empêchera de contempler la friponne (u : Cette jupe de dessus m'empêchera de voir celle de dessous).

BÉATRIX.

Ce n’est pas une petite joie de voir un valet précieux faire l’amour.

ISABELLE.

Vraiment vous êtes aujourd’hui sur votre grand fécond.

FLANQUIN.

Il est vrai. Je n’en finesserai point avec vous, mon estime est trop superlative à votre égard pour ne pas transiger avec vous d’une vérité constante, qui est, que mon cœur est en frangé de mouvements (x : Pleins de troubles).

[page 23]

FLANQUIN.

Il faut tomber d’accord que l’amour a terriblement défriché (y : Attendri) votre cœur.

ISABELLE.

N’aurait-il point défriché le vôtre, mais que j’applique la réflexion de ma bouche sur cette belle mouvante (z : Main). Ah Dieu ! Faut-il qu’un gant du dernier fendu (& : Coupé) me fasse un si outrageant obstacle. Ouf ! Une de vos sangsues m’a piqué extrêmement peu !

BÉATRIX.

La drôle de sangsue qu’une épingle.

[page 24]

FLANQUIN.

Mais je n’oublie à l’opposite de vos appas que la lenteur de mes chers souffrants peut faire bouillonner le bénin cerveau de mon Maître. Je m’en vais donc faire faire diète à mes yeux de leurs astres tutélaires.

ISABELLE.

Je pâtirai beaucoup par le contrecoup de ce quittement (a : la rigueur de ce quittement).

BÉATRIX.

Adieu beau Précieux.

FLANQUIN.

Adieu l’hétéroclite du beau langage.

[page 25]


SCÈNE V.

ARTÉMISE, ISCARIE, BÉATRIX, ISABELLE.

ARTÉMISE, tenant un papier à la main.

Quelle pauvreté ma chère ! Il n’y pas une chose de raisonnable là-dedans !

ISCARIE.

Ah ! pour moi, c’est l’effroi des effrois, et il faut que je vous avoue que les bras m’en tombent (b : Que j'en suis fort surprise). Quoi ! Scander cinq ou six Stances sans y trouver un mot de pompeuse [page 26] mesure.

ARTÉMISE.

Il est vrai que cela n’est point digérable, et surtout la pénultième ou avant dernière Stance de cet insupportable portrait ne fournit rien à l’oreille qui puisse exercer son avidité. Voyez plutôt encore une fois si cela n’est pas du dernier inintelligible.

ISCARIE, prenant le papier.

Je me serais contentée du chagrin de la première lecture ; mais pour vous je veux bien faire ce passe avant, aussi bien à quoi tuerions-nous notre Saturne (c : Temps) dans l’expectation que nous faisons ici du Baron de la Taupinière.

[page 27]

ARTÉMISE.

Lisez donc.

ISCARIE, lit.

Puis lorsque ton pinceau d’une légère touche
Aura tracé ses yeux, tu traceras sa bouche ;
Là d’un doux coloris, l’agréable rougeur
Par sa vivacité démentira la rose,
Et s’il y manque quelque chose

Pour en peindre l’éclat tu prendras mon ardeur.

Elle poursuit.

Peut-on voir des vers plus indigestes, et ne connaît-on pas bien à les voir que la sévérité des capables n’y a pas passé, et que ce petit vers [page 28] qui menace de la fin pourrait seul gâter le plus bel ouvrage. Ah ! Ne m’avouerez-vous pas que ceux-ci qui dépeignent le langage des beaux yeux d’une belle, ont tout une autre pompe.

Elle lit.

Par une avidité qui tient de la divine,
Elle chante partout qu’elle est son origine ;
Son langage pourtant, n’a rien que de muet,
Ses sourcilleux ardents font toutes ses Harangues,
Elle brave avecque eux les plus rapides langues,
Et leurs seuls branlements composent son caquet.

Pour moi, je suis pour ces [page 29] sortes de vers qui s’éloignent du vulgaire ; mais nous contemplerons le reste à loisir : car voici Monsieur le Baron.

[page 30]


SCÈNE VI.

LE BARON DE LA TAUPINIÈRE, ISCARIE, ARTÉMISE, ISABELLE, BÉATRIX.

LE BARON, les saluant.

Vous aurez beau sujet, Mesdames, de trouver mon procédé audacieux, mais il est bien difficile de ne pas visiter souvent l’extrait de l’esprit humain (d : L'Abrégé).

ISCARIE.

Ah ! Monsieur, c’est nous mettre trop avant dans le rang favori de votre pensée, et nous sommes [page 31] trop sensibles à la gratitude de vos termes de ruelles.

LE BARON.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que je sais que vous faites les choses justes aimablement (e : Bien), que vous possédez entièrement le vent du Bureau, et que devant vous les plus beaux esprits ne sauraient faire feu.

ARTÉMISE.

Votre louange se distancie trop de notre mérite, pour hasarder le paquet sérieux (f : Les compliments) contre vous.

ISCARIE.

Ma commune (g : Suivante).

ISABELLE.

Plaît-il, Madame ?

ISCARIE. [ISABELLE.]

Fournissez ici les trônes de la ruelle (h : Fauteuils).

Isabelle apporte des fauteuils.

ARTÉMISE.

Monsieur prenez figure (i : Asseyez-vous), s’il vous plaît.

LE BARON.

Avez-vous grande foule d’Alcovistes (k : De galants) chez vous ? Qui préside ? Qui est de quartier ?

ISABELLE.

Nous en avons plusieurs, et de la vieille roche (l : Et de nobles), même des femmes de la petite vertu (m : Galantes) ; et quoi [page 33] que nous ayons quelques diseuses de pas vrai (n : Menteuses), nous n’avons point de ces diseuses d’inutilités (o : Paroles superflues), qui ignorent la force des mots [et] le friand du goût.

LE BARON.

Sans doute quantité de celles qui vous viennent voir, vous servent de mouche (p : Sont moins belles que vous), et l’on y en pourrait trouver aussi dont la neige du visage se fond (q : De vieilles).

ARTÉMISE.

Il est vrai que l’on y en pourrait trouver qui lustrent leurs visages ; mais outre que celles-là sont graves par leur antiquité, les troupes auxiliaires de leur esprit soutiennent assez leurs ambiguïtés d’appas.

LE BARON.

Il faut avouer, [page 34] Mesdames, qu’il y a grand plaisir à faire figure dans le monde (s : À être estimé).

ISCARIE.

Vous l’y faites sans doute bien avantageusement, puisque vous avez dix mille livres de rente en fonds d’esprit, qu’aucun créancier ne peut saisir ni arrêter (t : Puisque vous avez beaucoup d'esprit).

LE BARON.

De grâce, arrêtez-là ce discours obligeant : car je me verrais réduit dans l’incapacité de vous répondre ; mais j’oubliais à vous dire qu’un de mes amis m’a amené ce matin un certain Poète nouveau qui fait des vers scientifiquement bien, et comme il avait deux pièces à me lire, [page 35] je lui ai promis de l’écouter, après avoir donné à nature les nécessités méridionales (u : Dîné). Flanquin le doit conduire ici dès qu’il sera venu, afin que nous prenions ensemble les extasiens divertissements de lecture.

ISCARIE.

Ma chère, et moi, aimons si démesurément les Poèmes Dramatiques, que nous ne trouvons point de paroles assez énergiques pour vous rendre des grâces conformes à une obligation qui est dans un degré superlatif.

LE BARON.

Ce discours continue à me faire voir la magnifique élévation de votre esprit. [page 36] Mais à propos, je fus il y a quelque temps chez Madame ****. Que dites-vous d’elle ?

ARTÉMISE.

C’est une personne qui a des lumières éloignées (x : Des connaissances confuses).

ISCARIE.

Pour moi je tiens qu’elle a l’âme mal demeurée (y : Qu'elle n'a point d'esprit).

LE BARON.

Et moi je ne sais qu’en croire, il y a quantité de gens qui tiennent qu’elle a un œuf caché sous la cendre (z :Qu’elle a de l’esprit et qu’elle n’en a pas la clef).

ARTÉMISE.

Si vos sentiments [page 37] sont partialisés là-dessus vous devez au moins avouer qu’elle a les miroirs de l’âme fort doux (& : Les yeux), la bouche bien façonnée (a : Belle), qu’elle est d’une vertu sévère (b : Que l’on n'obtient rien d’elle), et qu’elle articule bien sa voix (c : Qu’elle chante bien).

ISCARIE.

Mais, ce qui est de plus fâcheux, c’est qu’elle est unie à un inquiet (d : Un homme d’affaires), et qu’elle est de la petite portion (e : Peu de bien).

LE BARON.

Je voudrais bien la voir ici ; car je ne l’ai jamais vue qu’avec l’instrument de la curiosité sur le visage (f : Un masque).

ISCARIE.

C’est une chose qui est de la dernière impossibilité, [page 38] car elle ressent à présent les contrecoups de la volupté permise (g : En couche).

LE BARON.

Mais il me semble que notre Poète devrait être ici, puisque j’ai ordonné qu’on l’amenât dans mes quatre corniches tirées par deux de mes pluches (h : Mon Carrosse tiré par deux de mes chevaux).

ARTÉMISE.

Vous n’avez pas mal fait, car le troisième Élément (i : La pluie) qui tombe sur l’éminence degré (k : Les pavés), l’aurait fait un illustre Poète crotté.

ISCARIE.

Ce Poète n’est donc pas Normand puisqu’il n’a point de Carrosse.

[page 39]

LE BARON, entendant heurter.

On fait parler le muet (l : On heurte), sans doute le voici. Oui, c’est lui-même que Flanquin amène.

[page 40]


SCÈNE VII.

LE BARON DE LA TAUPINIÈRE, ISCARIE, ARTÉMISE, ISABELLE, BÉATRIX, FLANQUIN, LE POÈTE.

LE POÈTE.

Ah ! Vraiment Monsieur, je ferai chanter à Calliope en vers bien montés, et d’une veine bien guindée, les remerciements que je vous dois de l’heureuse et inespérée connaissance que vous me procurez [page 41] de ces deux divinités charmeresses dont les beaux yeux vont éclairer mon esprit et embraser mon Uranie, d’un feu plus dévorant, que n’est celui de ce mont si renommé dans la Sicile, où le Vieux Boiteux tenait jadis sa forge, et bien plus endoctrinant que celui qu’Apollon inspire aux Neuf Sœurs.

ISCARIE.

On connaît bien, Monsieur, que vous avez appris à commandement l’eau d’Hypocrenne et que vous êtes le frère aîné des Neuf Sœurs.

ARTÉMISE.

Je vous l’avouerai, je n’ai jamais ouï de style plus pompeux et qui fasse plus de [page 42] tour dans l’oreille que le vôtre.

LE POÈTE.

Je sais parler emphibologétiquement : le langage des Dieux m’est ordinaire, et je ne me plains point quand on me dit que l’on ne m’entend pas, car c’est signe que je parle en oracle.

Ils s’asseyent.

FLANQUIN, se mettant en un coin.

Moi, je m’en vais me mettre ici pour faire inventaire des grands mots qui se diront. Ça, n’en laissons point passer qu’ils ne soient enregistrés sur nos Tablettes et jouons bien notre rôle.

[page 43]

LE BARON.

Dites-nous donc un peu, Monsieur au net, votre sentiment sur les pièces qui se sont jouées depuis peu de temps ; car j’en ai fort peu vu : même je fus l’autre jour aux Précieuses de Bourbon, mais je ne pus entendre parce que je ne pouvais régler aucune posture (m : J’étais trop pressé).

FLANQUIN.

Bon, en voilà un.

LE POETE.

Pour ce qui est des Précieuses, comme ce n’est qu’un Ouvrage en Prose, je vous dirai mon sentiment en peu de mots. Premièrement il faut que vous sachiez qu’elle [page 44] est plus âgée de trois ans que l’on ne pense, et que dès ce temps-là les Comédiens Italiens, y gagnèrent dix mille écus, et cela sans faire courre le billet, comme les Bourbonnais en ont amené la coutume.

LE BARON.

Le bruit commun m’a déjà donné quelque légère connaissance de cela ; mais Mascarille pourtant soutient n’avoir imité en rien celle des Italiens.

LE POÈTE.

Ah ! Que dites-vous là, c’est la même chose, ce sont deux valets tout de même qui se déguisent pour plaire à deux femmes, et que leurs Maîtres battent à la fin ; il y a seulement [page 45] cette petite différence, que dans la première les valets le font à l’insu de leurs Maîtres, et que dans la dernière, ce sont eux qui leur font faire. Je ne pus m’empêcher de lui en dire mon sentiment chez un Marquis de mes amis, qui loge au quartier du Louvre où il la lut avec Don Garcie, avant que l’on la jouât.

ISCARIE.

Ce que vous nous dites est furieusement incroyable ; car il me souvient bien que dans ces Précieuses, il improuve ceux qui lisent leurs pièces avant qu’on les représente, et par-là vous me diriez qu’il s’est tourné lui-même en ridicule.

[page 46]

LE POÈTE.

Il est vrai que je n’aurais pas pensé qu’il eût brigué comme il a fait ; mais je sais de bonne part qu’il a tiré des Limbes son Dépit amoureux à force de coups de chapeau, et d’offrir les loges à deux pistoles.

LE BARON.

C’est assez parler de sa méthode, puisque vous avez ouï dire de son Don Garcie, dites-nous un peu ce que c’est!

LE POÈTE.

Ma foi si nous consultons son dessein il a prétendu faire une pièce sérieuse ; mais si nous en consultons le sens commun, c’est [page 47] une fort méchante Comédie ; car l’on y compte plus d’incidents que dans son Étourdi.

LE BARON.

Mais, Monsieur…

ARTÉMISE.

Ah ! C’est trop d’interruptions, brisons-là nos interrogations, et sachons au long de Monsieur, son sentiment sur toutes les pièces que l’on a jouées cet hiver.

LE BARON.

Volontiers.

FLANQUIN, à demi bas.

Nous aurons tantôt de quoi faire une autre Précieuse.

[page 48]

LE POÈTE.

Je veux bien Mesdames, vous obéir en cette rencontre, et malgré cette animosité que le destin du Parnasse a semé entre les Poètes, je les vois trop au-dessous de moi pour appréhender aucunement de vous être suspect en vous parlant d’eux. Je vous dirai donc en quel ordre il les faut mettre et le cas qu’il en faut faire. Il y en a de certains qui ne méritent pas d’être mentionnés dans le Catalogue des Illustres, pour n’être venus au monde qu’incognito, n’y avoir paru qu’en passant, et avoir fait naufrage avant que d’avoir été en pleine mer. Il y en a d’autres aussi dont la voix publique parle assez sans que j’en dise mot, [page 49] et parmi les Dramatiques dont est question, Corneille, l’aîné tient seul cette place. Il n’en va pas tout à fait de même pour son cadet, et quoique ce soit une Divinité parmi les Comédiens, les encens qu’on lui donne ne sont pas si généraux que ceux de son frère : ne croyez pourtant pas que j’en veuille dire du mal, au contraire, je tiens que c’est celui de tous les Auteurs qui pense plus profondément, et sans doute l’envie avouera elle-même que son Stilicon est tout à fait beau. Nous avons encore vu cet hiver le Fédéric qui a fort réussi, et c’est sans doute avec quelque raison, puisqu’il ne part rien de la veine de son Auteur, qui ne soit plein de feu, témoin sa Clotilde, où la boutade est bien [page 50] exprimée. Ces deux pièces ont été accompagnées de la Stratonice dont le style est tout différent, l’Auteur de cette pièce ne s’attachant qu’à faire des vers tendres, où il réussit fort bien. Quoique je ne me sois engagé qu’à vous parler des Auteurs dont l’on a joué les pièces cet hiver, je ne me puis empêcher de vous dire que le théâtre a perdu l’illustre Abbé de Boisrobert, qui par générosité s’en est retiré lui-même, de peur que ses pièces n’étouffassent celles des fameux Auteurs qui se sont remis au Théâtre depuis peu. Il y en a encore un dont je n’ai point parlé, qui joint l’épée à la plume, il sait faire des vers mieux qu’Homère, et se bat aussi bien qu’Alexandre. On a joué cet hiver [page 51] au Petit Bourbon une pièce de lui nommée Zénobie.

ARTÉMISE.

Il est vrai que j’ai ouï dire qu’il y avait de fort beaux vers.

LE POÈTE.

Comment de beaux vers ! Nos plus grands Auteurs en mettraient moins dans une douzaine qu’il y en a dans celle-là. On y remarquait pourtant un grand défaut.

ISCARIE.

Hé ! Quel défaut ?

LE BARON.

Ah ! Je sais quel est ce défaut mieux [page 52] que personne, et un des mes amis le dit plaisamment à son Auteur, il fut jusques chez lui le trouver, lui ne le connaissant point, lui demanda ce qu’il souhaitait ; mais il fut bien surpris quand il entendit qu’on avait trouvé un grand défaut dans sa pièce, qui n’était inconnu à personne.

ISCARIE.

Ah ! Ne nous tenez plus en langueur, dites-le-nous vite !

LE BARON.

Ce défaut est en un mot, que les Comédiens ne jouaient rien qui vaille, et qu’ils ne sont bons à rien qu’à jouer la farce.

[page 53]

LE POÈTE.

Il est tout vrai que si l’Hôtel de Bourgogne eût joué cette pièce, elle eût extrêmement réussi ; car c’est un merveilleux assaisonnement à une pièce que les bons Comédiens, et tels malgré toute la fortune de leur nom, tels malgré la force de leur brigue ne réussiraient pas comme ils font, si l’on jouait leurs pièces à Bourbon.

ARTÉMISE.

Quoi ! Monsieur, il ne brigue donc point du tout.

LE POÈTE.

Point du tout, et il n’a jamais lu sa pièce qu’à deux de ses amis ! Encore les y a-t-il fait [page 54] entrer pour rien.

LE BARON.

Mais, Monsieur, c’est assez parler des autres, et je crois que ces Dames sont dans une furieuse impatience d’entendre la lecture de vos pièces, et qu’elles sont déjà assez persuadées de votre mérite, pour vous promettre avec moi-même sans les entendre, d’y applaudir de la belle manière, quand on les représentera.

ISCARIE.

Sans doute.

LE POÈTE.

Je vous dirai donc pour entrer d’abord en matière que j’ai fait deux pièces de [page 55] style différent, car l’une est une Tragédie nommée, La Mort de LUSSE-TU-CRU.

ARTÉMISE.

Le sujet est bien du temps.

ISCARIE.

Mais quelle en est la Catastrophe, car c’est là la pierre d’achoppement des Tragédies.

LE POÈTE.

Je le fais lapider par les femmes.

LE BARON.

Ah ! Mesdames qu’il a bien rencontré, qu’elle est bien imaginée ! Qu’il s’est bien dévulgarisé ! Ah ! Que cela me [page 56] met dans la dernière démangeaison de savoir le nom de votre Comédie.

LE POÈTE.

Je l’intitule, Les Noces de Pantagruel.

LE BARON.

Il ne s’est point démenti, ce titre est incomparable.

ISABELLE.

Cela stupéficie [sic] mon âme.

ARTÉMISE.

Pour moi, cela m’enlève jusqu’au troisième Ciel.

LE POÈTE.

Je m’en vais donc commencer.

[page 57]


LA MORT DE LUSSE-TU-CRU LAPIDÉ PAR LES FEMMES.

TRAGÉDIE.

ACTE I.

SCÈNE PREMIÈRE.

LUSSE-TU-CRU, seul ouvre le Théâtre.

LUSSE-TU-CRU.

Jamais l’hydre fécond en mille et mille têtes,
N’excita tant de bruit ni de telles tempêtes.

[page 58]

Que cause de douleurs en moi Lusse-tu-cru,
La femme acariâtre, et gueuse de vertu,
Par sa langue maudite et toujours empestée,
À me persécuter on la voit aheurtée,
Je l’ai voulu changer, mais, Ô ! Grands Dieux, hélas !
Bien loin d’en retirer profit, los, ou soulas,
La mauvaise me suit de taverne en taverne,
Me frappe, m’injurie, [m']égratigne et me berne,
J’en ai partout la fièvre, et je ne sais pas où,
Pour pouvoir me fourrer je puis trouver un trou.

LE BARON.

Ah ! Monsieur, arrêtez [page 59] et donnez-nous le loisir de nous extasier sur la magnificence de vos signifiantes expressions.

ISCARIE.

Il faut avouer que ces vers tonnent délicatement bien.

LE POÈTE.

Ils parlent un peu contre le sexe, mais dans mon Pantagruel, je le justifie comme il faut.

ARTÉMISE.

Ah ! Que j’ai d’empressement d’ouïr ce qui fait pour nous.

LE BARON.

Je crois que vous [page 60] avez raison ; car aussi bien il faut avoir plus de temps pour lire une pièce sérieuse.

LE POÈTE.

Hé bien ! Je commence sans façonner. Pantagruel entre avec un confident et dit :

Où sont les violons ? As-tu vu Dulcinée,
Pour qui mon âme est, fut et sera calcinée.

LE BARON.

Calcinée, que ce mot est emphatique.

LE CONFIDENT.

Les violons sont prêts, et vous allez dans peu
Oeillader comme il faut l’objet de votre feu.

[page 61]

PANTAGRUEL.

Ah ! Que de tourbillons excitent dans mon âme
La bouillonnante ardeur de ma flottante flamme.
Ah ! Je sens que l’amour, ce frétillant nabot,
Drisle dedans mon cœur, comme des pois en pot,
Il virvolte [sic], il se tourne, il y fait la patrouille,
Sautille comme en l’eau ferait une grenouille,
Il reymbe [sic], il s’étend comme un cheval fougueux,
Qui prend le mors aux dents, et bondit furieux,
Il va, monte, et descend dans la chambre et le bouge,
Il furte [sic] tous les coins, et si jamais ne bouge.

[page 62]

ISCARIE.

Ah ! Laissez-moi admirer ces similitudes ! Je trouve ces vers-là tout à fait épais (n : Ampoulés).

LE POÈTE.

Hé de grâce ! Ne m’interrompez point ! Ces sortes de choses veulent de larges poumons, et pour les faire paraître, il ne faut pas s’arrêter au milieu.

ARTÉMISE.

Ah ! Vous les lisez à pleine (o : Gravement) bouche.

LE POÈTE.

Sans mon écoulement de nez (p : Mon rhume) je les aurais lu d’un ton bien plus fortifié.

FLANQUIN.

Elles donnent dans le panneau.

[page 63]


SCÈNE DERNIERE.

LE BARON DE LA TAUPINIÈRE, ISCARIE, ARTÉMISE, BÉATRIX, ISABELLE, FLANQUIN, LE POÈTE, MONSIEUR GREVAL.

ISABELLE.

Madame, voilà Monsieur de Gréval qui vient.

ISCARIE.

Il peut entrer.

LE POÈTE, en se levant.

Ah ! Qu’il vient mal à [page 64] propos empêcher mon Apologie d’éclater : car j’en suis à cet endroit.

ISCARIE.

Monsieur, vous pouvez poursuivre, bien que ce soit un Bourgeois, il n’est point façonnier, et ce n’est point un esprit de Marguillier (q : Sombre et vulgaire).

ARTÉMISE.

C’est une âme du premier ordre (r : Grande âme).

FLANQUIN, à part.

Je n’oublierai pas ceux-ci.

ISCARIE, à sa suivante.

Ne vous éloignez pas de la portée de ma voix (s : Ne vous en allez pas).

[page 65]

GREVAL, les ayant saluées, et se tournant vers le Poète.

Mesdames que faites-vous donc de cet honnête homme ici ?

LE POÈTE, à part.

Tout est gâté.

FLANQUIN, à part.

La mèche est découverte.

ISCARIE, montrant le Baron.

C’est un grand poète, que Monsieur nous a amené, et qui nous a charmé des beaux vers qu’il nous a récités.

GREVAL.

Vous voulez m’en donner ! C’est le valet de feu Monsieur Du Ryer, je l’ai vu cent fois chez lui.

[page 66]

LE POÈTE.

Ma foi, puisque vous me connaissez si bien, je vais vous dire la vérité de la chose. Mon maître étant mort, je me trouvai fort embarrassé de ma personne parce que je me trouvais fort gueux, et que je n’avais gagné à son service que la méthode de faire des vers cocy cocy. Le sieur de la Force, dit Gille le Niais, voyant que je ne savais où donner de la tête, et que je lui pouvais être utile dans sa troupe, me pria d’y entrer : j’y résistai d’abord, ne voulant point passer pour un Farceur, mais il me représenta que toutes les personnes les plus illustres de Paris, allaient tous les jours voir la farce au Petit-Bourbon, et me persuada [page 67] si bien que les siennes étaient aussi honnêtes que plusieurs de celles que Mascarille a faites, que je me laissai vaincre, et que j’entrai dans sa troupe. Quelque temps après voyant que Bourbon nous ôtait tous nos chalands, il fit dessein de jouer dans un lieu fermé, de me faire composer quelques Comédies, de mettre de bonnes Farces au bout, et d’y prendre de l’argent de même que les autres, et comme il savait que le succès de ces Pièces ne dépendait pas tant de leur bonté, que de la brigue de leurs Auteurs, il a trouvé le moyen de m’introduire dans les Compagnies, et il y a déjà plus de deux cents personnes qui sont infatuées de mes Pièces.

[page 68]

ISCARIE

Et quoi, Monsieur ! Souffrez-vous sans l’assommer qu’un coquin vous joue de la sorte, car enfin c’est vous qui avez été le premier dupé.

LE BARON.

Dites, dites plutôt qu’il n’y a que vous seules, et pour vous le persuader apprenez que je suis la Force, dit Gilles le Niais en mon nom de Théâtre, que je vous ai rendu trois ou quatre visites pour connaître votre humeur, et qu’ayant vu que vous étiez faciles à décevoir, nous nous sommes enquis mon camarade et moi, de la réputation de tous les Auteurs, de leurs pièces nouvelles. Nous avons appris [page 69] quelques mots précieux, et nous sommes demeurés d’accord qu’il viendrait ici quand je serais avec vous, qu’il lirait ses pièces, et que j’admirerais tout, pour vous faire donner dans le panneau. Flanquin, que voilà avec moi, et qui est de notre troupe a bien joué son rôle, et en contrefaisant le précieux a bien su duper la suivante.

ARTÉMISE.

Je demeure muette d’étonnement.

GREVAL.

Ce trait est hardi, et s’il était arrivé à quelques autres qu’à vous j’en rirais de bon cœur.

ISCARIE.

Un Farceur chez moi ! Ah ! Si vous ne fuyez…

[page 70]

LE BARON.

Nous craignons peu vos menaces, et nous sommes tous trois bien résolus de nous défendre si l’on nous attaque. Sachez donc avant que je sorte, que puisque Mascarille vous rend visite, vous devez bien me souffrir, que s’il s’est acquis par ses Farces la réputation d’avoir de l’esprit, que j’en fais aussi bien que lui sans l’aide des Italiens, et qu’enfin si la veuve de Guillot-Gorju, mon Maître et le sien, ne lui eût vendu les Mémoires de son mari, ces Farces ne lui eussent jamais donné tant de gloire.

ISCARIE.

Ah ! Je me lasse de vous entendre, et si vous ne sortez j’enverrai quérir un mauvais ange des criminels (t : Un Sergent).

[page 71]

LE BARON.

Puisque mon rôle est achevé, il faut bien que je sorte. Allons mes compagnons. Adieu, Mesdames.

FLANQUIN, à part en tirant Isabelle.

Si tu veux venir dans notre Troupe, nous gagnerons bien de l’argent ; car nous allons jouer Les Trois Docteurs et Les Précieuses ridicules.

FIN.


Extrait du Privilège du Roi.

Par grâce et Privilège du Roi, donné à Paris le 12 Janvier 1660. Signé, par le Roi en son Conseil, RENOUARD. Il est permis à JEAN RIBOU Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer une Comédie intitulée Les Véritables Précieuses, pendant le temps et espace de sept ans entiers à compter du jour qu’elle sera imprimée : et défenses à tous autres de l’imprimer sans la permission dudit RIBOU, sur les peines portées par lesdites Lettres qui sont en vertu du présent Extrait tenues pour bien et dûment signifiées.

Achevée d’imprimer le septième Janvier 1660.

Les Exemplaires ont été fournis.

(Texte saisi par David Chataignier ; relu et corrigé par Lea Delourme)




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