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Le prix dont sont payés mes soins


"Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins,
Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.
Je recueille, avec zèle, un homme en sa misère,
Je le loge, et le tiens comme mon propre frère;
De bienfaits, chaque jour, il est par moi chargé,
Je lui donne ma fille, et tout le bien que j'ai;
Et dans le même temps, le perfide, l'infâme,
Tente le noir dessein de suborner ma femme ;
Et non content encor de ces lâches essais,
Il m'ose menacer de mes propres bienfaits,
Et veut, à ma ruine, user des avantages
Dont le viennent d'armer mes bontés trop peu sages;
Me chasser de mes biens où je l'ai transféré,
Et me réduire au point d'où je l'ai retiré."
Le Tartuffe, V, 3, v. 1641-1655

Le mauvais usage des bienfaits et le reproche d'ingratitude sont des matières abordées par La Mothe le Vayer dans


(1)

Or quoique rien ne puisse couvrir l'infamie de l'ingratitude, et de cette αχαριστία des Grecs, dont l'on veut que les premiers Romains ne connussent pas seulement le nom, celui d'ingratitudo n'étant nullement Latin en ce sens ; si faut-il avouer que la mauvaise façon de placer un bienfait oblige quelquefois des âmes, qui ne sont pas d'elles mêmes tout à fait méconnaissantes, à le devenir et à tomber dans cet énorme vice, qu'elles sont les premières à condamner. Car il y a de certaines mesures à tenir, non seulement par ceux qui reçoivent une gratification, mais encore du côté de ceux qui la font.
(p. 235)

(2)

La laideur du vice que nous exagérons a donné lieu à cette question de morale, s'il est permis de reprocher à un ingrat le bienfait qu'il a reçu de nous. Car outre qu'il semble qu'on ne saurait trop maltraiter un homme coupable de ce crime, et qu'il importe au public d'en rendre l'infamie si odieuse, en la manifestant, qu'elle fasse peur à tout le monde, l'on peut encore mettre en considération la satisfaction de celui qui pour tout ressentiment se contente d'un juste reproche.
[en marge : Ovid. Ep. Med. Jus.]Est aliqua ingrato vitium exprobrare voluptas.
Mais s'il n'est pas loisible de songer tant soit peu à la reconnaissance lorsque nous faison quelque grâce, comme nous l'avons fait voir dès le commencement de ce discours ; et si celui-là mérite d'être trompé qui a eu pour lors la moindre pensée d'être récompensé, [en marge : Sen. Lib. 1 de ben. cap. 1.]Dignus est decipi, qui de recipiendo cogitavit, cum doret ; quelle apparence y aurait-il de permettre qu'on se souvînt longtemps après d'une action qui doit être si pure et si désintéressée ? Quiconque use de reproche en ceci n'est pas loin de la repentance, qui ôte tout obligation. Et l'on doit tenir pour constant, en matière de bienfaits, qu'aussitôt qu'ils sont redemandés ils se perdent, perit gratia si reposcitur.
[...]
Par effet, il n'y a rien souvent de plus fâcheux, pour ne pas dire de plus injuste, que ces grands reprocheurs [sic.] de bienfaits [En marge : Lib. 7. de ben. cap. 25.]Isti importuni beneficiorum suorum quadruplatores, comme les nomme Sénèque, qui témoignent bien qu'ils n'ont jamais semé que pour recueillir ; faisant voir de plus un défaut de jugement nonpareil. Car pour me servir de la pensée d'un des hommes de ce temps [en marge : M. de Cerizier dans son Jonathas, page 227.], qui a su le mieux conjoindre la beauté de notre langue avec une rare et solide doctrine, au même temps qu'ils accusent les autres d'ingratitude, ne se condamnent-ils pas eux-mêmes d'imprudence, pour avoir si mal placé leur bienfait ? Et lequel de ces deux vices peut être dit le plus tolérable, si le premier détruit la bonne volonté et le second le bon jugement ?
(éd. des Oeuvres de 1756, II, 2, p. 63-66)




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