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L'effort en est barbare


"En vain de la raison les secours sont offerts,
Pour vouloir d'un œil sec voir mourir ce qu'on aime:
L'effort en est barbare aux yeux de l'univers,
Et c'est brutalité plus que vertu suprême.
Je ne veux point dans cette adversité
Parer mon cœur d'insensibilité,
Et cacher l'ennui qui me touche;
Je renonce à la vanité
De cette dureté farouche,
Que l'on appelle fermeté;
Et de quelque façon qu'on nomme
Cette vive douleur dont je ressens les coups,
Je veux bien l'étaler, ma fille, aux yeux de tous,"
Psyché, II, 1

"On se propose à tort cent préceptes divers,
Pour vouloir d'un œil sec voir mourir ce qu'on aime:
L'effort en est barbare aux yeux de l'univers,
Et c'est brutalité plus que vertu suprême.
[...]
J'ai cru qu'il fallait en user de la sorte avec vous, et que c'est consoler un philosophe que de lui justifier ses larmes, et de mettre sa douleur en liberté."
"Consolation à La Mothe le Vayer"

Des propos semblables étaient tenus par un des personnages du roman Tarsis et Zélie (1665) de Le Vayer de Boutigny (1)

Dans l'essai II, 37 ("De la ressemblance des enfants aux pères"), Montaigne mettait déjà en cause le bien-fondé d'une pareille attitude (2)


(1)
– Mon pauvre Célémante, repartit Ergaste, nous n’en sommes pas à savoir s’il faut se défendre de l’affliction ; car qui en doute ? Mais nous disputons si, comme je te l’ai ouï soutenir cent fois, c’est une vertu d’y être insensible. Or, je te dis que c’est un vice de nature, et non pas une vertu, et que, comme lorsque l’on pince un homme, c’est une très mauvaise marque en lui de n’en rien sentir, de même, quand quelque adversité nous traverse, c’est un fort mauvais signe d’y être insensible. Je ne nie pas qu’il ne faille résister à l’affliction autant qu’on le peut, mais je te soutiens qu’il faut pourtant en être naturellement susceptible ; qu’il ne faut pas la recevoir comme une statue, mais comme un homme, c’est-à-dire qu’il faut pouvoir sentir les atteintes de la douleur, mais la combattre et la vaincre par la raison.
[...]
— Mais, berger, que dites-vous donc de ces sages qui allaient au-devant de l’adversité et qui recherchaient l’affliction, pour ainsi dire, afin de montrer la puissance de leur raison ?
— Je dis, lui repartit brusquement Célémante, qu’ils faisaient comme ces charlatans qui se font de grandes plaies pour se mettre après des emplâtres de leurs drogues et tâcher par là de se donner de la vogue et du crédit.
(éd. de 1720, p. 286)

(2)

Au demeurant, j'ai toujours trouvé ce précepte cérémonieux, qui ordonne si exactement de tenir bonne contenance et un maintien dédaigneux et posé, et la souffrance des maux. Pourquoi la philosophie, qui ne regarde que le vif, et les effets, se va-elle amusant à ces apparences externes? Qu'elle laisse ce soin aux farceurs et maîtres de Rhétorique, qui font tant d'état de nos gestes. Qu'elle condonne hardiment au mal, cette lâcheté voyelle, si elle n'est ni cordiale, ni stomacale : et preste ses plaintes volontaires au genre des soupirs, sanglots, palpitations, palissements, que Nature a mis hors de notre puissance. Pourvu que le courage soit sans effroi, les paroles sans désespoir, qu'elle se contente. Qu'importe que nous tordions nos bras pourvu que nous ne tordions nos pensées ? elle nous dresse pour nous, non pour autrui, pour être, non pour sembler. Qu'elle s'arrête à gouverner notre entendement, qu'elle a pris à instruire : Qu'aux efforts de la cholique, elle maintienne l'âme capable de se reconnoistre, de suivre son train accoûtumé; combattant la douleur et la soutenant, non se prosternant honteusement à ses pieds : émue et échauffée du combat, non abattue et renversée ; capable d'entretien et d’autre occupation, jusques à certaine mesure. En des accidents si extrêmes, c'est cruauté de requérir de nous une démarche si composée. Si nous avons beau jeu, c'est peu que nous ayons mauvaise mine. Si le corps se soulage en se plaignant, qu'il le face; si l'agitation lui plaît, qu'il se tourneboule et tracasse à sa fantasie; s'il lui semble que le mal s'évapore aucunement (comme aucuns médecins disent que cela aide à la délivrance des femmes enceintes) pour pousser hors la voix avec plus grande violence, ou, s'il en amuse son tourment ? qu'il crie tout à fait. Ne commandons point à cette voix, qu'elle aille, mais permettons le lui. Epicurus ne pardonne pas seulement à son sage de crier aux tourments, mais il le lui conseille.
(éd. Journel, 1659, p. 776-777)




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