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Histoire d'Abénamin et de Lindarache


[Madeleine et] Georges DE SCUDERY, "Histoire d'Abénamin et de Lindarache", in Almahide ou l'Esclave reine, Paris, Augustin Courbé, 1663, t. III, 1 (achevé d'imprimer : 31 juillet 1662)

Cette histoire comporte un long développement narratif au cours duquel le héros, pour accéder à la femme qu'il aime et qui le croit mort, se fait passer pour un peintre.

Plusieurs passages présentent des similitudes étroites avec certaines répliques du Sicilien :

Comme il savait peindre lui-même admirablement, et qu’il était encore plus hardi qu’il n’était bon peintre, l’amour lui fit prendre un dessein digne d’un amant. (…) Passant par dessus la considération du péril, qui n’ébranle jamais une âme aussi ferme que la sienne, il prit la parole et, l’adressant à ce peintre : « Seigneur, lui dit-il, comme je n’ignore pas tout à fait le bel art que vous professez , je tiendrais à beaucoup de gloire de l’achever d’apprendre sous vous […] Je cherche à apprendre, et non pas à gagner, et je ne vous demande rien qu’un peu de soin sur ce que je ferai ; car, si je ne suis pas riche, j’ai du moins de quoi me passer de ce gain ; et c’est l’honneur et non pas le profit que je cherche. ["pour la gloire et pour la réputation"]
(p. 559)

[...]

Le déguisement en peintre est l'occasion de recourir au langage des yeux et à certains compliments inspirés par la pratique de l'art pictural :

Ses yeux étaient si occupés à regarder Lindarache que sa bouche n‘avait garde de répondre à la triste Abénède, puisque même ses oreilles n’entendirent pas ce qu’elle dit. Cette belle personne, de son côté, ne fut pas moins touchée de sa bonne mine qu’il l’était de sa beauté ; et l’air galant dont il répondit à sa mère ne la surprit pas moins que l’excellence de son travail l’avait surprise. Elle fut donc quelques instants muette aussi bien que lui, avec beaucoup d’envie de parler ; il est vrai que leurs regards n’étaient pas muets comme eux ; et que, s’ils ne s’entendaient, ils parlaient assez éloquemment pour s’entendre. ["mes regards vous le disent"] Mais enfin, Lindarache ne voulant pas être moins civile qu’Abénède, prit la parole à son tour et, regardant Morat fort obligeamment : « Il est certain, dit-elle, que je n’ai jamais rien vu de si bien que ce que vous faites ; et je ne crois pas que l’on puisse jamais rien voir de mieux. – Pardonnez-moi, Madame, lui répliqua-t-il fort galamment, l’on verra des choses incomparablement plus belles, et même de moi, lorsque j’aurai l’honneur de vous peindre ; car il n’est pas possible de faire rien de commun d’après un si bel original. ["un original fait comme celui-là"] – Mais, à ce que je vois, dit Darache en souriant, vous n’êtes pas moins galant que bon peintre, et vous avez de belles couleurs, aussi bien en parlant qu’en peignant. –Les peintres, Madame, lui répondit-il, parlent si peu, et peignent si souvent, qu’il n’est pas possible qu’ils ne sachent mieux peindre que parler. ; principalement lorsque le respect les fait taire, comme il le fait en cette occasion.
(p. 577)

La bonne mine de Morat, sa grâce, sa beauté, son air noble et haut, sa taille libre, aisée, bien faite et avantageuse , son esprit qui, dans le peu de choses qu’il avait dit, lui avait paru doux, civil, complaisant, respectueux, flatteur, galant et tout à fait tourné en homme du monde, lui revenaient en l’imagination avec plaisir et l’entretenaient d’une fort agréable rêverie.
(p. 589-590)

Un épisode confronte le héros à de jeunes "évaporés" de la cour, qui jugent de tout "sans s'y connaître" et qui font apparaître "leur inquiétude naturelle" :

[Elle] les mena dans cette salle, où cet aimable peintre faisait ses tableaux. D’abord, ces quatre nouveaux venus les regardèrent et en parlèrent comme la plupart des jeunes gens de la cour en parlent et les regardent ; c’est-à-dire en ne s’y connaissant point du tout et en louant ce qu’il ne faut point louer, en ne louant pas ce qui mérite bien de la louange, , en disant que c’est la plus belle chose du monde, sans savoir si elle est belle ou laide, et presque sans la regarder, en ne parlant que des belles couleurs et en ne comptant pour rien toutes les autres parties de la peinture, en demandant pourquoi les figures ont du noir à côté du nez, sans comprendre que c’en est l’ombre ; et voulant encore savoir la raison de ce qu’il y en a de si grandes et de si petites, sans concevoir que c’est l’effet de l’éloignement et le plus beau de la perspective et de l’optique. Et, au bout de tout cela, un pas de sarabande, un mot de quelque chanson, une pirouette, une gambade, porter la main à ses cheveux, siffler un peu à demi-bas, se tourner preste comme sur un pivot, et demander quel temps il fait et quelle heure il est.
(p. 614-615)

[…]

Les échanges de compliments révèlent que ce peintre est doué d'un esprit nettement au-dessus de celui de ses pairs, ce qui offre l'occasion d'évoquer les relations d'Alexandre et d'Apelle :

Je dirai hardiment que, supposé que je fusse de condition à vous servir, comme vous êtes d’un mérite à être servie de toute la terre, non seulement vous me porteriez aux grandes actions plus que la gloire, mais vous m’y porteriez seule, et je ne les croirais grandes et glorieuses qu’à proportion de ce qu’elles vous plairaient. "- Voilà qui est un peu fort pour un homme de votre profession, dit Tamaras, et il faut avouer que vous êtes le plus galant peintre du monde, aussi bien que le plus grand." Comme il dit cela avec un souris moqueur et d’un certain ton qui ne l’était pas moins que le souris, le grand cœur d’Abénamin eut bien de la peine à le souffrir ; et peu s’en fallut qu’il ne repoussât cette raillerie par une autre ; mais, venant à considérer que cela pourrait nuire à son dessein, il retint son ressentiment et se contenta de dire en riant à Tamaras qu’il paraissait bien qu’il ne se connaissait guère en peinture, puisqu’il estimait si peu les peintres et qu’il n’eut garde de lui donner sa maîtresse comme Alexandre donna la sienne au fameux Apelle, puisqu’il ne pouvait pas seulement endurer qu’il la louât. ["ce que fit Alexandre"]
(p. 626)

[…]

Enfin, le héros met au point un subterfuge, qui est le même que celui qu'indiquera le Sujet de la pièce, contenu dans l'édition Pépingué de 1668? :

Il imagina donc pour cela une chose fort pleine d’esprit et fort galante, qui fut de faire de mémoire en particulier, et sans que les autres peintres le vissent, un portrait de Lindarache à demi-corps, et de la grandeur dont sont les portraits dont les dames ornent leurs ruelles. Or, Seigneur, comme il avait son idée, fortement empreinte en l’imagination, il le fit si ressemblant que l’on eût dit que c’était cette belle personne elle-même, tant il avait bien imité ses traits, son air et sa grâce. Et, lorsque cette peinture fut sèche, il la couvrit entièrement d’une autre qui n’était qu’à détrempe ; et dont la couleur grisâtre faisait paraître ce portrait caché une simple toile imprimée, et telle qu’il faut pour en faire un. Il le mit ensuite parmi quantité d’autres toiles.
(p. 651-652)

[…]

Ce noble trompeur fut prendre la toile qu’il avait préparée, la mit sur le chevalet, prit sa palette et ses pinceaux, et une éponge toute pleine d’eau, s’assit et se mit en posture de commencer. (…) Alors cet illustre fourbe commença de faire tout ce que les peintres font quand ils dessinent un portrait : il prit de la craie, il fit semblant d’en tracer les premiers traits sur la toile, quoiqu’il n’y traçât rien du tout, et puis, prenant un pinceau, parmi ce grand nombre qu’il en avait à la main gauche, et feignant d’en prendre la couleur sur sa palette, il fit croire qu’il travaillait, bien qu’il ne travaillât point. Il feignit d’employer tous ses pinceaux l’un après l’autre, il attacha ses yeux sur ce travail imaginaire, il se leva, il se recula diverses fois, comme pour voir mieux ce qu’il faisait, il se remit à sa place comme pour corriger quelque défaut qu’il semblait avoir aperçu ; enfin il n’oublia aucune de toutes les grimaces et de toutes les postures que les peintres ont en cette rencontre, et jamais peintre ne parut plus peintre que lui.
(p. 677-678)

[…]

Il prit son éponge pleine d’eau et, la passant sur cette peinture à détrempe qui couvrait le portrait de Lindarache, il l’ôta toute et ce merveilleux portrait reparut avec tout son éclat, toute sa grâce et toute sa beauté.
(p. 680)




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