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Est-ce vous que je vois


"Cléomène, Agénor, est-ce vous que je vois?
Qui vous a ravi la lumière?"
Psyché, acte V, scène 2, vv. 1711-1712.

Le déroulement des retrouvailles de Psyché et ses deux amants imite celui de la rencontre entre Enée et l’ombre de Déiphobe chez Virgile, au sixième livre de l'Énéide:

Atque hic Priamiden laniatum corpore toto
Deiphobum uidet et lacerum crudeliter ora,
ora manusque ambas, populataque tempora raptis
auribus, et truncas inhonesto uolnere nares.
Vix adeo adgnouit pauitantem et dira tegentem
supplicia, et notis compellat uocibus ultro:
'Deiphobe armipotens, genus alto a sanguine Teucri
quis tam crudeles optauit sumere poenas?
Cui tantum de te licuit? Mihi fama suprema
nocte tulit fessum uasta te caede Pelasgum
procubuisse super confusae stragis aceruum.
Tunc egomet tumulum Rhoeteo litore inanem
constitui, et magna Manes ter uoce uocaui.
Nomen et arma locum seruant; te, amice, nequiui
conspicere, et patria decedens ponere terra.'
Ad quae Priamides: 'Nihil O tibi amice relictum;
omnia Deiphobo soluisti et funeris umbris.
Sed me fata mea et scelus exitiale Lacaenae
his mersere malis; illa haec monumenta reliquit.
Namque ut supremam falsa inter gaudia noctem
egerimus, nosti; et nimium meminisse necesse est.
Cum fatalis equus saltu super ardua uenit
Pergama, et armatum peditem grauis attulit aluo,
illa, chorum simulans, euantes orgia circum
ducebat Phrygias; flammam media ipsa tenebat
ingentem, et summa Danaos ex arce uocabat.
Tum me, confectum curis somnoque grauatum,
infelix habuit thalamus, pressitque iacentem
dulcis et alta quies placidaeque simillima morti
Egregia interea coniunx arma omnia tectis
amouet, et fidum capiti subduxerat ensem;
intra tecta uocat Menelaum, et limina pandit,
scilicet id magnum sperans fore munus amanti,
et famam exstingui ueterum sic posse malorum.
Quid moror? Inrumpunt thalamo; comes additur una
hortator scelerum Aeolides. Di, talia Grais
instaurate, pio si poenas ore reposco!
Sed te qui uiuum casus, age, fare uicissim,
attulerint. Pelagine uenis erroribus actus,
an monitu diuom? An quae te Fortuna fatigat,
ut tristes sine sole domos, loca turbida, adires?'
Hac uice sermonum roseis Aurora quadrigis
iam medium aetherio cursu traiecerat axem;
et fors omne datum traherent per talia tempus;
sed comes admonuit, breuiterque adfata Sibylla est:
'Nox ruit, Aenea; nos flendo ducimus horas.
Hic locus est, partes ubi se uia findit in ambas:
dextera quae Ditis magni sub moenia tendit,
hac iter Elysium nobis; at laeua malorum
exercet poenas, et ad impia Tartara mittit.'
Deiphobus contra: 'Ne saeui, magna sacerdos;
discedam, explebo numerum, reddarque tenebris.
I decus, i, nostrum; melioribus utere fatis!'
Tantum effatus, et in uerbo uestigia torsit.
(VI, 494-547)

Il vit aussi en ce lieu-là Deiphobe fils de Priam, qui avait le corps tout mutilé, la bouche et le visage cruellement déchiré, les deux mains coupées, les oreilles arrachées, et le nez emporté par une honteuse blessure : de sorte que comme l’appréhension d’être vu, l’obligeait en quelque façon de cacher l’horreur de ses plaies, le Prince le reconnut malaisément, et lui parla ainsi le premier, avec une voix qu’il connaissait :
O Deiphobe guerrier fameux, issu de l’illustre sang, et de la haute extraction de Teucre ! Qui a pu concevoir la pensée de te faire souffrir des peines si cruelles ! A qui a-t-il été permis d’exercer contre toi une si grande inhumanité ? Le bruit commun me rapporta bien, que ton bras lassé de tuer des Grecs en cette dernière nuit, où le massacre s’épandait de toutes parts, tu tombas mort sur le monceau confus des hommes que tu avais renversés : à cause de quoi je dressai un tombeau creux en ton honneur sur le bord de Rhoetée, où par trois fois j’appelais tes Mânes à haute voix, et le lieu en garde encore tes armes et ton nom. Mais, cher Ami, il ne me fut jamais possible, en partant, de trouver ton corps pour l’inhumer dans le sein de ta Patrie.
A cela repartit le fils de Priam :
Tu n’as omis nulle des choses, à quoi te pouvaient obliger les devoirs d’amitié : tu as rendu à ton cher Deiphobe tous les honneurs que pouvaient désirer ses Ombres. Mais la rigueur de mes Destinées, et le crime exécrable d’Hélène, m’ont précipité dans ces malheurs : cette perfide m’a laissé ces marques de son infidélités : Car tu sais comme nous passâmes cette dernière nuit en de faux plaisirs, et je n’ai que trop de sujet de m’en ressouvenir. Mais quand le cheval fatal monta d’un saut prodigieux sur le haut de nos Pergames, portant dans ses flancs tant de soldats armés ; celle-ci feignant une réjouissance en l’honneur de Bacchus, conduisait autour de cette machine les Dames Phrygiennes, et au milieu de la bande, et sur le haut de la forteresse, elle portait un grand flambeau pour donner le signal aux Grecs. Alors, accablé de soucis, et chargé de sommeil, je m’étais jeté sur notre lit infortunés, où tandis qu’un doux et profond repos, vraie image d’une mort paisible, me tenait agréablement assoupi ; mon excellente femme ôta toutes les armes de chez moi, emporta mon épée, que je tenais toujours comme une garde fidèle au chevet de mon lit, et appela Menelas dans ma maison, dont elle lui ouvrit toutes les portes, espérant par ce moyen de lui rendre un service fort signalé, comme à son ancien Amant qui avait encore de l’affection pour elle, et s’imaginant qu’elle lui ferait perdre le souvenir de ses vieilles fautes. Que me sert-il de t’arrêter plus longtemps ? Enfin toute la foule se jeta dans ma chambre, où s’était mêlé le petit-fils d’Eole, qui ne manquait jamais à inciter à mal faire. Dieux ! rendez, s’il vous plaît, la pareille aux Grecs, si ma bouche est digne de demander la vengeance des outrages que j’en ai reçus. Mais toi, en me répondant, dis-moi aussi, quelle occasion t’amène ici vivant ? y es-tu poussé par quelque tempête de mer, ou bien par le commandement des Dieux ? ou quelque fortune malheureuse te presse-t-elle jusques au point de te rendre en cette triste demeure, séjour affreux, où le Soleil n’éclaire jamais ?
Durant cet entretien, l’Aurore avec son chariot de roses, avançait toujours sa course dans le Ciel, dont elle avait déjà traversé la moitié, et peut-être, en cette conférence, eut-on employé tout le temps qui était ordonné [pour demeurer là-bas] si la Sybille qui accompagnait Enée, ne l’eût averti, et ne lui eût dit en peu de mots :
La nuit tombe d’en haut en ces lieux profonds, tandis que nous employons les heures à pleurer. C’est ici l’endroit où le chemin se divise en deux parts, la droite par où nous devons marcher, pour aller aux Champs Elyséens, mène aussi à la forteresse du grand Pluton : et la gauche, qui sert pour exercer la peine des méchants, les envoie au fond du Tartare malheureux [où ces impies sont tourmentés].
Deiphobe repartit :
Ne te fâche point, grande Prêtresse, je suis prêt de m’en aller, et d’achever le nombre, je me rendrai dans les ténèbres : Et toi, notre gloire, poursuit le chemin que tu as entrepris, éprouvant une meilleure destinée que n’a été la nôtre.
Et sur ce mot l’Ombre retourna ses pas en arrière.
(traduction de Michel de Marolles, Toussaint Quinet, 1649, pp.150-152)




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