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Crever un oeil


"Que diantre faites-vous de ce bras-là? - Comment? - Voilà un bras que je me ferais couper tout à l'heure, si j'étais que de vous. - Et pourquoi ? - Ne voyez-vous pas qu'il tire à soi toute la nourriture, et qu'il empêche ce côté-là de profiter? - Oui, mais j'ai besoin de mon bras. - Vous avez là aussi un œil droit que je me ferais crever, si j'étais en votre place. - Crever un œil? - Ne voyez-vous pas qu'il incommode l'autre, et lui dérobe sa nourriture? Croyez-moi, faites-vous-le crever au plus tôt, vous en verrez plus clair de l'œil gauche."
Le Malade imaginaire, III, 3

Ce paradoxe de la médecine avait été relevé par La Mothe le Vayer dans son dialogue "De la vie privée" (Cinq dialogues faits à l'imitation des Anciens, s. d.) (1)

Dans son De usu partium, Galien avait défendu l'idée d'une finalité providentielle des organes humains, en se servant entre autres des exemples de l'oeil crevé et de la main dépérissant faute de nourriture (2)

Ces arguments étaient explicitement dirigés contre la thèse de l'anti-finalisme défendue par Lucrèce dans le De natura rerum (3).

Le texte de Galien s'inscrit dans une longue tradition du finalisme, à propos des organes humains, qu'illustrent par exemple :

Cette tradition avait été prise à partie dans les Lettres (1660) de Samuel Sorbière (Lettre XXXIX "De l'usage des parties dans les animaux), ainsi qu'à deux reprises par le médecin Guillaume Lamy :

Auparavant elle avait été tournée en ridicule dans le Tiers Livre de Rabelais (13)

La formule évoque par ailleurs deux passages des évangiles (14), auxquels La Mothe le Vayer fait allusion dans son "petit traité" "D'une jeunesse vicieuse" (Derniers Petits Traités, 1660) (15)


(1)

Quand la médecine ordonne de percer l'oeil pour lui restituer la vue ou de rompre la jambe pour la faire cheminer droit, pourquoi nous émerveillons-nous que la philosophie, souveraine médecine de nos âmes, ait aussi les siens, et qu'importe qu'elle nous donne des paradoxes, pourvu que, comme disait Cléante, ils ne soient point paralogues, ou absurdes ou déraisonnables.
(p. 227-228)

(2)

Galien s'attaque aux sectateurs d'Epicure en mettant en cause leur thèse antifinaliste. Il prend l'exemple des tendons de la main, dont l'épaisseur ne dépend pas de l'utilisation et, partant, de la nutrition, puisqu'on les trouve déjà ainsi à la naissance.

De tendonibus adversus Epicuri et Asclepiadis sectatores
Quae autem nonnulli amplexantium sermones Epicuri philosophi et Asclepiades medici, de ejus modi ambigentes dicunt, aequum est silentio nunc non praterire, sed ipsos sermones persequi non negligenter et ostendere ubi falluntur. Videntur utique his viris, non quia tendones sunt crassi, propreterea et actiones eorum esse vaiidae; nequie quia sunt tenues, ob id imbecillae, verum ipsas, ut tales fiant, aut tales, cogi a vitae usibus, molem vero tendonum sequi motionis quantitatem, nempe quod tendones, qui exercentur ut par est, sint bene habiti et incrassentur, qui vero ociosi sunt, non nutriantur et graciles fiant [...] crassities necessario sequitur ea quae exercentur, propterea quod bene nutriuntur : ea vero quae ociosa sunt gracilitas excipit, eo quod deterius et ipsa nutriuntur. Sed, o praeclari admirandique viri (respondebimus) [...] tendones enim non magnos solum, sed etiam geminos unicuique actioni validae praefectos invenietis. Secundum aetates autem nullam eorum offendetis in multitudine differentiam, sed in infantibus perfectis iis qui adhuc utero gestantur, in his denique, qui nullam adhuc actionem per eos obeunt, similiter jam et in his geminos quidem geminos, magnos vero magnos invenietis. Nisi forte ita exercitatis duplices numero partes fieri putatis, his vero non exercentur dimidium perire partium. Quod si est qui laborant pedes quatuor quidem forsitan habebunt, et manus quatuor, qui vero in otio vivunt unum crus, et unam manum.
(I, 21, éd. de 1639, (traduction française)

Galien explique que les êtres humains ont deux yeux pour pallier à la perte de l'un deux en cas de mutilation.

Cur vero non protinus superne ab ipso cerebro unum utrisque principium natura fecerit, sed alterum quidem, a dextris ejus partibus, alterum a sinistris productum, ita in medio loco ipsos inter se coegit, ac conjunxit, dicendum deinceps fuerit ? [...] quod satius erat spriritum, qui a cerebro ad utrumque oculum proficiscitur, si quando alter eorum clausus fuerit aut omnino mutilus, in reliquum commeare. Visoria enim facultate eo modo duplicata visus acutior erat suturus. Quod etiam manifeste accidit..
(éd. de 1639, (traduction française)

(3)

Illud in his rebus vitium vehementer Äinesse
effugere errorem vitareque praemetuenter,
lumina ne facias oculorum clara creata,
prospicere ut possimus, et ut proferre queamus
proceros passus, ideo fastigia posse
surarum ac feminum pedibus fundata plicari,
bracchia tum porro validis ex apta lacertis
esse manusque datas utraque [ex] parte ministras,
ut facere ad vitam possemus quae foret usus.
cetera de genere hoc inter quae cumque pretantur,
omnia perversa praepostera sunt ratione,
nil ideo quoniam natumst in corpore ut uti
possemus, sed quod natumst id procreat usum.
nec fuit ante videre oculorum lumina nata,
nec dictis orare prius quam lingua creatast.
(Livre IV, v. 825-837)

Apprenez par-dessus ces choses à éviter l'erreur de ceux qui pensent que les yeux ont été faits, afin que nous puissions voir: que les jambes et les cuisses ont été élevées sur les pieds pour nous faire marcher à grands pas: que les bras formés de muscles robustes, nous ont été baillés de part et d'autre avec les mains officieuses, afin que nous puissions faire tout ce que l'usage requiert pour le bien de la vie; ceci et toutes autres choses semblables que l'on tire en ce sens-là, sont contraires à la raison: car aucune partie de notre corps n'a été faite à dessein que nous nous en dussions servir: mais ce qui est une fois fait, forme à la suite son visage. Ni la vue n'a point été faite devant les yeux, ni on n'a point formé le discours avant que la langue fut créée [...]
(Traduction de M. Marolles, Paris, G. de Luynes, 1659)

(4)

Quis vero opifex praeter naturam, qua nihil potest esse callidius, tantam sollertiam persequi potuisset in sensibus? Quae primum oculos membranis tenuissimis vestivit et saepsit; quas perlucidas fecit, ut per eas cerni posset, firmas autem, ut continerentur. Sed lubricos oculos fecit et mobiles, ut et declinarent, si quid noceret, et aspectum, quo vellent, facile converterent; aciesque ipsa, qua cernimus, quae pupula vocatur, ita parva est, ut ea, quae nocere possint, facile vitet; palpebraeque quae sunt tegmenta oculorum, mollissimae, tactune laederent aciem, aptissime factae et ad claudendas pupulas, ne quid incideret, et ad aperiendas, idque providit ut identidem fieri posset cum maxima celeritate. Munitaeque sunt palpebrae tamquam vallo pilorum, quibus et apertis oculis, si quid incideret, repelleretur, et somno coniventibus, cum oculis ad cernendum non egeremus, ut qui tamquam involuti quiescerent. Latent praeterea utiliter et excelsis undique partibus saepiuntur. Primum enim superiora superciliis obducta sudorem a capite et fronte defluentem repellunt; genae deinde ab inferiore parte tutantur subiectae leviterque eminentes.
(Livre II, 142-146)

Mais quel est l'ouvrier, si vous en exceptez la Nature, plus sage et plus ingénieuse que tout ce qu'on se peut imaginer, qui eût pu faire voir dans les sens tant d'artifice et tant d'industrie ? Premièrement, elle a revêtu et enveloppé les yeux de membranes très déliées, elle les a rendues transparentes, afin qu'on pût voir au travers ; et a voulu qu'elles fussent fermes, afin qu'elles pussent contenir ce qu'elle a mis au dedans.

Elle a rendu les yeux glissants et mobiles, afin de se détourner aisément de ce qui pourrait les incommoder et de se tourner tout de même de quelque côté qu'ils voudraient jeter leurs regards. Et cette pointe de la vue par laquelle nous voyons et qu'on appelle la prunelle, est si petite , qu'elle échappe facilement à ce qui serait capable de la blesser. Quant aux paupières qui sont comme les défenses et les couvertures des yeux, elles sont douces, molles et faciles, pour ne pas blesser les yeux, quand elles se ferment, pour les couvrir facilement, s'il y tombait quelque chose ; et pour les ouvrir tout de même, quand il en serait besoin ; et au reste la Nature a pourvu que tous ses mouvements se fissent avec une promptitude merveilleuse.

Les paupières sont fortifiées comme par une palissade de petits poils, afin d'empêcher ce qui pourrait entrer dans les yeux, quand ils sont ouverts, et que quand ils sont fermés par le sommeil et que nous n'en avons pas besoin, ils pussent pour ainsi dire reposer en sûreté. Outre cela les paupières sont utilement cachées et défendues de tous côtés, comme par des éminences ; car premièrement elles sont couvertes par le haut des sourcils, qui repoussent la sueur qui coule du front et de la tête. Ensuite les joies qui s'avancent doucement les défendent par le bas, et au reste le nez est placé de telle sorte qu'on dirait que ce soit une muraille qui soit entre deux.
(De la nature des dieux, trad. Du Ryer, 1657 ; éd. de 1667, p. 345 et suiv.)

(5) Les yeux

gemelli sunt ut melius cernantur, et ne unius jactura pereat sensus omnuim praestantissimus
(p. 571-572) (source : H. Busson, , 1948, p. 138)

(6)

Il est ridicule de penser ou de dire comme Lucrèce que le hasard a formé toutes les parties qui composent l'homme, que les yeux n'ont point été faits pour voir, mais qu'on s'est avisé de voir parce qu'on avait des yeux, et ainsi des autres parties du corps.
(p. 140-141)

(7) Gassendi fait l'éloge de ”la machine de l'homme" sur le critère du finalisme des organes :

dum consideras quanta perfectione partes animantes omnes conformatae sint, ac usus illos habeant, quibus magis appositus excogitari nihil potuerit, existimare debeas causam, quam illas concinnavit, caecam extitisse, ignorasseque quid ageret, quod ipse conscius non fueris sapientiae, ac industriae tantae ?
(p. 286)

esse praeter rationem ut systema ipsum caelorum, ut animalis cujusvis corpus, quae sunt machinae supra omnem fidem, atque proportionem admirabiliores, obire suos motus coepisse non sapientis opificis, sed temerario ductu fortunae.
(p. 325)

(8)

Que dirai-je de l'oeil, de ses parties et du tempérament de chacunes, quelle anatomie ferai-je des tuniques, des fibres, des nerfs optiques, des vénules et de la prunelle, sans parler de ses différentes humeurs ? Ne voit-on pas que la lumière et la couleur sont faites pour les yeux, les yeux pour la couleur et pour la lumière ? quelle est l'opération des uns où les autres ne sont point ? cependant il n'y a nul intérêt commun qui les lie.
(p. 9)

On demande les causes de la belle proportion que gardent les parties d'un corps animé entre elles, pourquoi les yeux sont plutôt à la tête qu'aux pieds, d'où vient que des organes, les uns sont tempérés autrement que les autres, qui a fait, dit-on, que les contraires qui se fuient et qui se détruisent naturellement, s'unissent toutefois en la composition des mixtes ? Les épicuriens répondent que c'est la nature. Je n'en sais pas davantage que je savais.
(p. 84-85)

(9)

Pour moi, qui admire avec Galien la conformation de tous nos membres, j'ose même vous soutenir qu'il n'y a point de si petits ni de si vils animaux en qui nous ne puissions reconnaître, comme aux plus grands, et presque également, la sagesse incompréhensible de celui qui les a créés.
(éd. des Oeuvres de 1756, IV, 1, p. 147)

(10)

Ceux des siècles passés, et même du paganisme, en considérant la composition que les parties de notre corps ont pour leur action et pour leur usage, ont reconnu que cette admirable structure ne pouvait venir que de Dieu.
Personne ne l’a plus magnifiquement publié que Galien, dans ses beaux livres de l’Usage des parties, car premièrement il remarque avec toute sorte d’exactitude, « comme le créateur ayant donné aux parties ce qui leur était convenable, a témoigné sa grande bonté, comme son admirable sagesse, en ce qu’il a mis chaque chose en son lieu, et en ce qu’il a fait tout ce qu’il a voulu, il a montré une vertu et une force à laquelle rien ne peut résister.
(p. 65)

(11) Guillaume Lamy tourne en ridicule l'idée selon laquelle le fait que l'être humain porte deux yeux est destiné à pallier l'éventuelle crevaison de l'un des deux :

CAPUT LV
Partium usus causarumque effectus pro finibus earum non sunt habendi
Cavendum igitur ne ipsorum more partium usus effectusque causarum a natura tanquam fines intendi credantur. Spernendique medici qui hac via insistentes ubi de partium usu loquuntur ipsum tanquam earumdem finem proponunt, asseruntque exempli causa naturam nobis concecisse duos oculos ut alterutro effosso altero adhuc videremus. Quid enim responderent interroganti cur haec bona mater sagax ac provida centum oculos in corpore nostro non locavit, ut nonaginta nonem effossis, uno saltem superstisse dirigeremur
(p.72-73)

(12)

Guillaume Lamy oppose les deux conceptions du finalisme et de l'anti-finalisme en ce qui concerne les organes humains ("Second discours", p. 20-24).

Puis il conteste le principe même de l'utilité des parties

Pour le nombre des parties, il a fait des animaux qui ont deux pieds, d'autres quatre, d'autres plusieurs, qui tous trouvent leurs usages. Or l'auteur de la nature est la première cause de toutes des différences, qu'il a faites pour son plaisir.
(p. 30)

Louons l'auteur e la nature de ce qu'ils nous a donné deux yeux, afin que, quand il y en a un de perdu, nous puissions encore voir avec l'autre. En bonne foi, ce n'est pas là un fort beau panégyrique. Car si le dessein de Dieu, en formant le corps avec deux yeux, avait été d'empêcher qu'il n'y eût trop d'aveugles, sans doute il en aurait donné six ou huit, afin qu'il y en eût moins; ou bien il faudrait tirer une conséquence impie et dire qu'il n'y a pas bien pensé ou bien qu'il n'a pu le faire.
("Troisième réflexion", p. 130)

(13)

Au regard du haut-de-chausses, ma grande tante Laurence jadis me disoit qu'il estoit faict pour la braguette. Ie le croy, en pareille induction, que le gentil falot Galen. lib. 9. De l'usage de nos membres, dict la teste estre faicte pour les oeilz. Car nature eust peu mettre nos testes aux genoulx ou au coubtes: mais ordonnant les oeilz pour descouvrir au loing, les fixa en la teste comme en un baston au plus hault du corps: comme nous voyons les Phares & haultes tours sus les havres de mer estre erigées, pour de loing estre veue la lanterne.
(p. 66)

(14)

Que si votre oeil droit vous est un sujet de scandale et de chute, arrachez-le et jetez-le loin de vous ; car il vaut bien mieux pour vous qu'une partie de votre corps périsse que non pas que tout votre corps soit jeté dans l'enfer.
Et si votre main est vous est un sujet de scandale et de chute, coupez-la et jetez-la loin de vous ; car il vaut bien mieux pour vous qu'une partie de votre corps périsse que non pas que tout votre corps soit jeté dans l'enfer.
(Evangile selon Saint Matthieu, 5, 29-30 , Le Nouveau Testament de Notre Seigneur Jésus Christ, trad. Lemaistre de Sacy, 1667, t. I, p. 16)

Et si votre main est vous est un sujet de scandale et de chute, coupez-la. Il vaut mieux pour vous que vous entriez dans la vie n'ayant qu'une main, que d'avoir deux mains et d'aller en enfer [...] Et si votre oeil vous est un sujet de scandale et de chute, arrachez-le. Il vaut bien mieux pour vous que n'ayant qu'un oeil vous entriez dans le royaume de dieu, que d'avoir deux yeux et d'être précipité dans le feu de l'enfer.
(Evangile selon Saint Marc, 9, 42 ibid., p. 161) (source : "L'impiété dans le Malade imaginaire", Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, éd. A. Mckenna et P. F. Moreau, Université de Saint Etienne, t. IV, 2000, p. 128)

(15)

Abstenez-vous de remèdes trop violents, et ne visez pas à le faire passer d'une extrémité à l'autre [...] Origène n'est pas loué de s'être châtré pour vive plus chastement, et l'on n'est pas obligé de se crever les yeux, encore qu'ils ne soient pas chastes, nous faisant voir avec de mauvais désirs des objets défendus.
(éd. des Oeuvres de 1756, VII, 2, p. 21)




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