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Avis de droit canon d'Etienne Baluze


Ce texte est le brouillon d’une prise de position statuant sur la possibilité d’annulation de l'Ordonnance de l'Archevêque de Paris, qui interdit que Le Tartuffe soit représenté en public.

Rédigé, dans les semaines suivant la publication de l'ordonnance, par l’érudit Baluze, bibliothécaire de Colbert, il n'a été mis au jour qu'en 1896 (Félix Chambon, «Un Document inédit sur Tartuffe», Revue d’Histoire littéraire de la France 3, p. 124-126).


(les passages entre crochets sont tracés sur le manuscrit)

On demande [savoir] si M. de Paris [l’archevêque Hardouin de Péréfixe] a pu et dû décerner l’excommunication contre ceux qui [iront entendre] [verront représenter] représenteront, liront ou entendront réciter, soit en public, soit en particulier, la comédie de Tartuffe, sous quelque nom que ce soit. Il n’est pas nécessaire d’entrer dans la validité des excommunications, tout le monde demeurant d’accord que ces peines [canoniques, etc] ecclésiastiques sont d’une très grande considération, lorsqu’elles sont justes et canoniques. [Encore faut-il] Mais il faut que, pour être réputées canoniques, on ait observé toutes les formalités en tel cas requises ; les anciens Pères et les Conciles ayant en toutes occasions recommandé aux pasteurs de ne lâcher pas l’excommunication témérairement et inconsidérément. Tous les livres sont pleins de cette doctrine, qui est sans contestation.
Il reste donc à savoir si cette excommunication a été décernée canoniquement et si l’Église [se doit] peut se mêler de cette sorte de choses. Il semble d’abord qu’on n’a pas observé toutes les formes, puisque M. de Paris ne décerne pas cette excommunication avec pleine connaissance, mais sur [la plus] une simple plainte de son promoteur, qui avait été averti que [l’Imposteur] cette comédie avait été représentée sous le nouveau nom Imposteur sur un des théâtre de la ville. Il semble qu’il fallait déclarer qu’on avait eu la pièce en main, qu’on l’avait exactement examinée, et que, par [la lecture] l’examen qui en avait été fait, on avait reconnu qu’elle était grandement préjudiciable au salut des âmes. Encore resterait-il toujours à savoir si l’autorité ecclésiastique s’étend jusque là, et si elle peut défendre la comédie sous quelque prétexte que ce soit, et si elle le doit lorsqu’on [juge] voit que vraisemblablement les inférieurs n’auront pas égard à cette sentence.
Pour faire voir que l’autorité de l’Église s’étend jusque là, on pourrait alléguer une décrétale du pape Innocent III contre les comédies, qui est dans le corps du droit. (Cap. Cum decorem. De vita et honestate clericos. ) Mais on peut répondre deux choses. Premièrement, qu’il ne défend ces jeux qu’aux ecclésiastiques ; en second lieu, qu’il ne défend pas généralement toutes sortes de comédies, mais les comédies sales, infâmes et scandaleuses, que les prêtres et autres gens d’Église avaient accoutumé de faire dans les églises pendant les trois jours qui suivent la fête de Noël. Encore n’ordonne-t-il point l’excommunication, se contentant seulement de défendre cette sorte de divertissement.
En l’affaire présente, il n’y a rien de semblable. Car la comédie est un divertissement public, permis par les princes dans tous les États de la chrétienté, et qui se donne dans des lieux destinés pour cela, et éloignés des églises et des lieux sacrés, et dans des temps qui ne sont pas ordinairement destinés pour la célébration des devoirs chrétiens. [Il est vrai qu’il y peut avoir des occasi] Ainsi l’Église ne peut pas se mêler d’empêcher cette sorte de divertissements ; encore moins le peut-elle par l’emploi des peines canoniques et des excommunications. Et quand il se rencontrerait des cas où les comédies iraient à de tels excès qu’on ne pourrait pas s’en taire, les évêques ne doivent rien faire témérairement, mais s’adresser aux princes pour faire cesser les scandales par leur autorité ; et si elle ne peut pas suffire, l’Église peut prêcher contre ces désordres, [défendre aux fidèles d’assister] exhorter les fidèles de n’assister point à ces actions, leur en représenter l’horreur ; et si les temps sont assez bien disposés pour qu’on puisse user des derniers remèdes sans scandale, et qu’on prévoit que la peine d’excommunication ne sera pas suivie du mépris des chrétiens, on peut en user dans les occasions où les choses saintes seraient ouvertement et impudemment tournées en ridicules. Mais si on juge que la défense que l’Église fera ne sera pas exécutée, les canonistes (Vide : Franc. Nicotinum in c. Quoniam contra de probat., § 547) sont d’accord qu’en ces occasions les prélats ne doivent point lâcher la sentence d’excommunication. Prælati debent diligenter advertere ne ferant sententiam excommunicationis ubi prævident eam futuram inutilem et in vilipendium. Et un autre ajoute que si un juge délégué [en surcharge : par le pape] voit que ceux qui troublent sa juridiction sont tellement obstinés dans leur malice qu’il y a apparence qu’au lieu d’être corrigés par l’excommunication, ils en deviendraient plus méchants, il doit suspendre son autorité jusqu’à ce que les temps changent et que Dieu y ait mis remède. Il reste néanmoins toujours à savoir si l’excommunication qui aura été imprudemment lâchée doit tenir en une occasion comme celle-ci, et si le supérieur ne doit pas la lever, quand bien elle serait juste.

(Texte numérisé à partir de l'édition de Félix Chambon, «Un document inédit sur Tartuffe», Revue d’Histoire Littéraire de la France (1896), III, p. 124-126)




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