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Abrégé de la farce des Précieuses


"Abrégé de la farce des Précieuses fait par Mlle Desjardins à Madame de Morangis", manuscrit Bibliothèque de l'Arsenal, cote 5418, p. 1017-1022

Ce manuscrit non daté propose une relation, sous forme de prosimètre, du contenu des Précieuses ridicules, prenant pour prétexte le récit fait à une amie absente d'une représentation de la comédie.

Une version substantiellement différente a été publiée par Claude Barbin, en 1660, sous le titre du Récit en prose et en vers de la farce des Précieuses.


Abrégé de la farce des Précieuses
fait par Mlle Desjardins
À Madame de Morangis

J’ai trop de passion de vous obéir toute ma vie pour manquer à vous faire une relation de la farce des Précieuses, puisque vous me l’avez ordonné. Imaginez-vous donc, Madame, que vous voyez un vieillard, vêtu comme les paladins français, loyal comme un Amadis, et poli comme un habitant de la Gaule Celtique,

Qui, d’un air d’orateur breton,
Demande à la jeune soubrette
De deux filles de grand renom,
« Que font vos maîtresses, fillette ? »

Cette petite créature, qui sait bien comme se pratique la civilité, fait une profonde révérence au bonhomme, et lui répond, ave une rengorgement sur le tour de l’épaule :

« Elles sont là-haut, dans leur chambre,
Qui font des mouches, et du fard,
Des parfums de civette et d’ambre,
Et de la pommade de lard. »

À ces mots, qui ne sont point agréables à l’ancien Gaulois, qui se souvient que, du temps de la Ligue, on ne s’occupait point à de semblables choses, il allègue le siècle où les femmes portaient des escofions au lieu de perruques, et des sandales au lieu de patins,

Où les parfums étaient de marjolaine,
Le fard, de claire eau de fontaine ;
Où le talc, et le pied de veau
N’approchaient jamais du museau ;
Où la pommade de la belle,
Était du pur suif de chandelle.

Enfin, que ne dit-il point ! et avec quel empressement fait-il appeler pour leur apprendre comme elles devraient vivre ! « Venez, Madelon et Margot », leur dit-il. Ces deux filles, fort étonnées de ces termes, font trois pas en arrière, et la plus savante des deux répond, avec une mine dédaigneuse :

« Bons Dieux ! ces terribles paroles
Gâteraient le plus beau roman !
Que vous parlez vulgairement !
Mon père, hantez les écoles,
Et vous apprendrez en ces lieux,
Que nous voulons des noms qui soient plus précieux ;
Pour moi, je m’appelle Climène,
Et ma cousine, Philimène. »

Je crois qu’il serait inutile, Madame, de vous dire que le vieillard reçut fort mal ce discours et que par la description que je vous en ai faite, vous jugez bien qu’il fit une réprimande très aigre à ces filles ; et après les avoir invitées à vivre comme le reste du monde et ne pas se tirer du commun par des manières si ridicules, il leur commande de bien recevoir deux galants, qui doivent leur venir offrir leur service. Et, en effet, le bonhomme n’avait pas aussitôt donné cet avertissement, qu’il paraît deux hommes, que je trouve fort honnêtes gens, pour moi ; mais aussi je ne suis pas précieuse, et je m’en aperçus bien par la manière dont ces illustres filles reçurent ces pauvres amants. Jamais on n’a tant témoigné de froideur qu’elles en témoignèrent. Si elles n’eussent pas dormi de six mois, elles n’auraient point tant bâillé qu’elles firent ; et elles donnèrent, enfin, tant de marques qu’elle s’ennuyaient en la conversation de ces deux hommes, qu’ils les quittèrent, fort mal satisfaits de leur visite, et fort résolus de s’en venger. Sitôt qu’ils furent sortis, Philimène prit la parole :

« Quoi ! ces gens nous offrent leurs vœux !
Ah ! ma chère, quels amoureux !
Ils parlent sans afféterie
Ils ont la jambe toute unie,
Grande indigence de rubans,
Des chapeaux désarmés de plumes,
Et ne savent pas les coutumes
Qu’on pratique, à présent, au pays des romans ! »

Je crois qu’elles en eussent bien dit davantage ; car vous voyez bien qu’elles sont en bon chemin ; mais l’arrivée du père les en empêcha et elles furent contraintes de se taire, pour écouter les réprimandes, que leur fit cet homme, de la manière dont elles avaient reçu les gens qu’il leur avait présentés. Quand il eut fini ces reproches :

« Comment ! » s’écria lors Climène,
« Pour qui nous prennent ces amants ?
De nous conter d’abord leur peine ?
Est-ce ainsi que l’on fait l’amour dans les romans ? »

Alors elles représentent au bonhomme que ce n’est pas de cette sorte que Cyrus a fait l’amour à Mandane, et l’illustre Aronce à Clélie ; et qu’il ne faut pas ainsi aller de plain-pied au mariage. « Et voulez-vous qu’on aille au concubinage ? » reprit le vieillard irrité. « Non, sans doute, mais il faut aimer par les règles. »

RÈGLES DE L’AMOUR PRÉCIEUX

1

Pour concevoir sa passion,
Il faut se trouver dans un temple,
Et que l’objet qu’on y contemple,
Cause beaucoup d’émotion.

2

Il faut choisir la solitude,
Ne reposer plus bien la nuit,
S’éloigner du monde, et du bruit,
Sans savoir le sujet de son inquiétude.

3

Il faut chercher l’occasion,
De visiter la demoiselle,
La trouver encore plus belle
Et sentir augmenter aussi sa passion.

4

Après, il faut de grands services,
Ne porter plus que par couleurs,
Partager toutes ses douleurs,
Et causer toutes ses délices,
Donner comédies, et cadeaux,
Des bals, des courses de chevaux,
La nuit, d’agréables aubades,
Et le jour, grandes promenades.

5

Puis on déclare son amour,
Et dans cette grande journée,
Il faut se retirer dans une sombre allée,
Pâlir, et rougir, tour à tour ;
Sentir des frissons, des alarmes,
Enfin, se jeter à genoux,
Et dire, en répandant des larmes,
À mots entrecoupés : « Hélas ! Je meurs pour vous. »

6

Alors la dame fait la fière,
Appelle l’amant téméraire,
Lui défend de jamais la voir ;
Et la galant, au désespoir,
Lui dit : « Ah ! cruelle Climène,
Il faut mourir pour vos divins appas,
Vous avez prononcé l’arrêt de mon trépas ;
Je vais vous obéir, adorable inhumaine ;
Puisque je vous suis odieux,
Je veux expirer à vos yeux ;
Mais apprenez, au moins, cruelle,
Que vous perdrez, dedans ce jour,
L’adorateur le plus fidèle,
Qui jamais ait senti le pouvoir de l’amour. »

7

La belle se trouve attendrie,
À des discours si pleins d’amour,
Lui permet d’espérer, pour lui rendre la vie,
Qu’elle pourra l’aimer un jour.

« Voilà comme il faut aimer », poursuivit cette savante fille ; « et c’est prendre un roman par la queue que d’en user autrement ». Le vieillard, qui se souvient que du temps qu’il faisait l’amour à sa femme, on ne faisait point tant de façons, est si fort épouvanté de ces règles qu’il s’enfuit, et que l’on vient avertir ses filles qu’un laquais demande à leur parler. Si vous pouviez concevoir combien ce mot laquais est rude, pour des oreilles précieuses, nos héroïnes vous feraient pitiés. Elles firent un grand cri, et regardant cette fille avec mépris : « Petite malapprise », lui dirent-elles, « quand voulez-vous apprendre à parler ? Ne savez-vous pas que cet officier se nomme nécessaire ? » La réprimande faite, le nécessaire leur vient demander la permission de la part du marquis de Mascarille de venir leur rendre ses devoirs. Le titre et le nom étaient trop précieux, pour qu’il ne fût pas bien reçu. Elles commandèrent qu’on le fît entrer ; mais, en attendant, elles demandèrent une soucoupe inférieure et le conseiller des grâces. Vous ne serez pas fort surprise, quand je vous dirai que la soubrette ne les entendit pas ; car je m’imagine que vous ne l’entendez pas vous-même. Aussi cette pauvre fille les pria-t-elle bien humblement de parler chrétien, et qu’elle n’entendait pas ce langage. Elles se résolurent à démétaphoriser, et nommer les choses pas leur nom. Après quoi, Mascarille entra, et leur fit une révérence, qui faisait bien connaître qu’il était du monde plaisant, et qu’il avait du bel air. Pour moi, je le trouve si charmant que je vous en envoie le crayon. Jugez de l’importance de ce personnage par cette figure. On lui présenta une commodité de conversation, et dès qu’il se fut mis dans un insensible, qui lui tendait les bras, ils commencèrent leur conversation en ces termes.

DIALOGUE DE MASCARILLE,
DE PHILIMÈNE, ET DE CLIMÈNE

CLIMÈNE

L’odeur de votre poudre est des plus agréables,
Et votre propreté me paraît admirable.

MASCARILLE

Madame, vous voulez railler,
À peine ai-je eu le temps de m’habiller ;
Que dites-vous, pourtant, de cette garniture ?
La trouvez-vous congruante à l’habit ?

CLIMÈNE

C’est Perdrigeon tout pur !

PHILIMÈNE
Que Monsieur a d’esprit !

L’esprit paraît même dans sa parure.

MASCARILLE

Quoi ! vous aimez l’esprit !

PHILIMÈNE

Oui ; mais terriblement.

MASCARILLE
Vous voyez les auteurs ?

CLIMÈNE.
Assez peu.

PHILIMÈNE
Rarement.

En vérité, c’est grand dommage.

MASCARILLE

Ah ! Je veux vous en amener ;
Je les ai, tous les jours, à ma table, à dîner.

PHILIMÈNE

On nous promet les compagnies
Des auteurs des Pièces choisies.

MASCARILLE

Ah ! ah ! ces faiseurs de chansons ;
Eh, ce sont d’assez bons garçons ;
Mais ils n’ont jamais fait de pièces d’importance ;
J’aime, pourtant, assez leurs rondeaux et la stance ;
Je trouve quelque esprit à bien faire un sonnet ;
Et me divertis à lire un bon portrait.
Ça, vous n’en croyez rien ?

CLIMÈNE

Je m’y connais fort mal,
Ou vous aimeriez mieux lire un beau madrigal.

MASCARILLE

Vous avez le goût fin ; ah ! je vous en veux dire
Un assez beau, de moi, qui vous fera bien rire.
Il est joli, sans vanité,
Et vous le trouverez fort tendre ;
Nous autres gens de qualité,
Nous savons tout, sans rien apprendre.

Madrigal

Oh ! oh ! je n’y prenais pas garde ;
Alors que, sans songer à mal,
Je vous regarde,
Votre œil, en tapinois, vient dérober mon cœur.
Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur !

CLIMÈNE

Vraiment il est inimitable !
Bon Dieu ! ce madrigal me paraît admirable !
Il m’emporte l’esprit.

MASCARILLE

Et ces voleurs, les trouvez-vous plaisants ?
Le mot de tapinois ?

CLIMÈNE

Tout est juste, à mon sens,
À nos meilleurs auteurs vous feriez bien la nique ;
Et j’aime ce ho, ho mieux qu’un poème épique.

MASCARILLE

Puisque cet impromptu vous donne du plaisir,
J’en veux faire un pour vous, tout à loisir ;
Le madrigal me donne un peu de peine,
Et mon génie est tel pour les vers inégaux,
Que, dans un mois, en madrigaux,
J’ai traduit l’histoire romaine.

Si les vers ne me coûtaient pas plus à faire qu’au marquis de Mascarille, je vous dirais en rime de quelle manière les précieuses applaudirent les vers du précieux ; mais mon enthousiasme commence à me quitter. Et vous trouverez bon, Madame, s’il vous plaît, que je vous dise en prose que Mascarille conta ses exploits à ces dames, et leur dit qu’il avait commandé deux mille chevaux sur les galères de Malte. Un de ses intimes amis survint, qui lui dit qu’il avait eu un coup de mousquet dans la tête et qu’il avait rendu sa belle en éternuant. Enfin, il se trouve que les précieux sont valets des deux amants maltraités, et que les précieuses sont bernées. Voilà comme finit la farce ; et voilà comme finit celle-ci. Je suis, etc.

(Texte saisi par David Chataignier à partir de l'exemplaire mentionné ci-dessus)




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