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être malade en dépit des gens et de la nature


"Est-il possible que vous serez toujours embéguiné de vos apothicaires, et de vos médecins, et que vous vouliez être malade en dépit des gens, et de la nature? "
Le Malade imaginaire, III, 3

Dans l'essai II, 12 ("Apologie de Raimond Sebond"), Montaigne développe l'exemple des "malades à la seule force de l'imagination" dans le cadre d'une réflexion sur les fondements du savoir :

Mais quand la science feroit par effect ce qu'ils disent, d'émousser et rabatre l'aigreur des infortunes qui nous suyvent, que fait elle que ce que fait beaucoup plus purement l'ignorance, et plus evidemment? Le philosophe Pyrrho, courant en mer le hazart d'une grande tourmente, ne presentoit à ceux qui estoyent avec luy à imiter que la securité d'un porceau qui voyageoit avecques eux, regardant cette tempeste sans effroy. La philosophie, au bout de ses preceptes, nous renvoye aux exemples d'un athlete et d'un muletier, ausquels on void ordinairement beaucoup moins de ressentiment de mort, de douleur et d'autres inconveniens, et plus de fermeté que la science n'en fournit onques à aucun qui n'y fust nay et preparé de soy mesmes par habitude naturelle. Qui faict qu'on incise et taille les tendres membres d'un enfant plus aisément que les nostres, si ce n'est l'ignorance? Et ceux d'un cheval? Combien en a rendu de malades la seule force de l'imagination? Nous en voyons ordinairement se faire seigner, purger et medeciner pour guerir des maux qu'ils ne sentent qu'en leurs discours. Lors que les vrais maux nous faillent, la science nous preste les siens. Cette couleur et ce teint vous presagent quelque defluxion catarreuse; cette saison chaude vous menasse d'une émotion fievreuse; cette coupeure de la ligne vitale de vostre main gauche vous advertit de quelque notable et voisine indisposition. Et en fin elle s'en adresse tout detroussément à la santé mesme. Cette allegresse et vigueur de jeunesse ne peut arrester en une assiete; il luy faut desrober du sang et de la force, de peur qu'elle ne se tourne contre vous mesmes. Comparés la vie d'un homme asservy à telles imaginations à celle d'un laboureur se laissant aller apres son appetit naturel, mesurant les choses au seul sentiment present, sans science et sans prognostique, qui n'a du mal que lors qu'il l'a; où l'autre a souvent la pierre en l'ame avant qu'il l'ait aux reins: comme s'il n'estoit point assez à temps pour souffrir le mal lors qu'il y sera, il l'anticipe par fantasie, et luy court au devant. Ce que je dy de la medecine, se peut tirer par exemple generalement à toute science. De là est venue cette ancienne opinion des philosophes qui logeoient le souverain bien à la recognoissance de la foiblesse de nostre jugement. Mon ignorance me preste autant d'occasion d'esperance que de crainte, et, n'ayant autre regle de ma santé que celle des exemples d'autruy et des evenemens que je vois ailleurs en pareille occasion, j'en trouve de toutes sortes et m'arreste aux comparaisons qui me sont plus favorables. Je reçois la santé les bras ouverts, libre, plaine et entiere, et esguise mon appetit à la jouir, d'autant plus qu'elle m'est à present moins ordinaire et plus rare: tant s'en faut que je trouble son repos et sa douceur par l'amertume d'une nouvelle et contrainte forme de vivre. Les bestes nous montrent assez combien l'agitation de nostre esprit nous apporte de maladies.
(p. 490)




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