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à la mode il faut m'assujettir


"Il est vrai qu'à la mode il faut m'assujettir
Et ce n'est pas pour moi que je dois me vêtir !"
L'Ecole des maris, I, 1, v. 17-18

Les propos de Sganarelle font écho aux textes de la littérature mondaine qui, depuis le milieu des années 1650, évoquent régulièrement le despotisme de la mode :

Les mêmes idées sont également énoncées par La Mothe le Vayer dans son "petit traité" « Des habits et de leurs modes différentes » (1643) (4).

La satire de la mode s'inscrit dans une longue tradition. Dès 1613, le Discours nouveau sur la mode (5) ironisait sur l'assujettissement dans lequel la mode tient ses admirateurs.

A la suite de son évocation par Molière, le thème sera repris par Donneau de Visé dans sa Zélinde (1663) (6).

En refusant entièrement de se plier à la mode, et en voulant "fuir obstinément ce que suit tout le monde", Sganarelle adopte cependant une position extrême contraire à l'attitude modérée des milieux mondains qui, comme le personnage d'Ariste, acceptent de "suivre ce que l'usage y fait de changement".


(1)
La plus chérie de toutes les dames de la Cour dont le conseil est plus généralement suivi, c’est la Mode : elle est originaire de France, un peu sotte, mais non pas désagréable ; son humeur est bigearre et fort changeante ; elle condamne aisément sans sujet ce qu’elle avait estimé sans raison ; et du caprice d’une Coquette un peu renommée, elle en fait une Loi pour tout le Royaume. Elle a l’Intendance des Etoffes, couleurs et façons […].
(D'Aubignac, Histoire du temps, ou Relation du royaume de Coquetterie [1654], dans Lettre d’Ariste à Cléonte contenant l’apologie de l’histoire du temps, ou la défense du royaume de coquetterie, avec le Royaume de la coquetterie, revu et corrigé par l’auteur, Paris, Pierre Bienfait, 1660, p. 29-30).

On déplore même que cet asservissement amène à la dépossession de soi :

encore elle est devenue si puissante, qu’elle a dépouillé les Coquets et Coquettes de tout ce qu’ils possédaient pour se l’approprier. Et quand on leur demande, quels cheveux avez-vous ? quels rubans ? quelle coiffure ? ils répondent tous, c’est à la Mode. […] Enfin par une obligation générale de n’avoir plus rien à soi, il faut que tout soit à la Mode.
(Ibid.)

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(2)

Charles Sorel, à qui est attribué le traité Les Lois de la galanterie (1658), s'amuse de la manière dont l'inconstance de la mode règle le comportement des galants :

On a beau dire qu’il n’est rien de si inconstant que le Français ; Que tantôt il porte des Chapeaux hors d’escalade, et tantôt de bas ; Tantôt de grandes basques, et tantôt de petites, des chausses longues, et après des courtes, et que la description de cette bizarrerie ayant été faite par quelqu’un en ce qui est des Collets, on a publié qu’au lieu que nos pères en portaient de petits tous simples ou de petites Fraises semblables à celles d’un Veau, nous avons au commencement porté des Rotondes de carte forte, sur lesquelles un Collet empesé se tenait étendu en rond en manière de théâtre ; Qu’après on a porté des espèces de Piguoirs sans empeser, qui s’étendaient jusqu’au coude ; Qu’ensuite on les a rognés petit à petit pour en faire des Collets assez raisonnables, et qu’au même temps on a porté de gros tuyaux gaudronnés, que l’on appelait encore des Fraises, où il y avait assez de toile pour les ailes d’un Moulin à vent ; et qu’enfin quittant tout cet attirail, l’on est venu à porter des Collets si petits, qu’il semblait que l’on fût mis une Manchette autour du col. Ce sont de belles pensées que l’on se forme pour exprimer le changement d’un contraire à l’autre, et le progrès différent de nos Modes ; mais quoi que cela soit pris pour une censure de nos Coutumes, nous ne devons pas laisser de garder notre variété, comme la plus divertissante chose de la Nature.
(Les Lois de la galanterie, § X)

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(3)

Et c'est encore le même terme que la Nature, dans le Dialogue de la Mode et de la Nature (anonyme, 1662), utilise pour décrire l'action de la Mode :

[D]epuis que vous m’avez voulu assujettir à des grimaces ridicules, que vous avez pris plaisir à décrier mon ingénuité, que vous m’avez ruinée dans le grand monde […] j’avoue que je suis si mal satisfaite de vous que je suis toute prête de me déclarer votre ennemie.
(Seconde édition, 1662, p. 3)

C’est de quoi je me plains, ma petite Damoiselle, que vous vous soyez tellement établie depuis peu en France par l’humeur bigeare de la nation, que vous ayez banni le bon sens de la Cour, que l’on y préfère vos affeteries à mes naïvetés, et que votre inconstance journalière me veille [sic] assujettir à un changement perpétuel.
(Ibid., p. 6-7)

Plus généralement, la Nature reproche à la Mode de corrompre les valeurs authentiques. Cet argument est proche de celui de Sganarelle, à qui Ariste reprochait sa "farouche humeur" ("Cette farouche humeur [...] vous rend chez vous barbare", v. 16):

Vous tournez en ridicule la gravité, la majesté, la tempérance et généralement toutes les grandes qualités, parce qu’elles ne tiennent rien de votre corruption.
(Ibid., p.8)

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(4)

La Mothe le Vayer, pourtant favorable à la mode, emploie, dans son "petit traité" « Des habits et de leurs modes différentes » (Opuscules et petits traités, 1643), le même terme "assujettir" à propos de certains excès de la mode :

Je ne condamne rien absolument en [la façon dont on s’habille aujourd’hui], ni pour être nouveau, ni pour être curieux, de prix, ou éclatant. Mais il est vrai qu’outre que toutes choses ne conviennent pas à toutes personnes, il y a des modes si peu raisonnables d’une part, et d’ailleurs si pénibles ou même si préjudiciables à ceux qui s’y assujettissent, que je ne les puis approuver.
(Oeuvres, 1756, II, 2, p. 92)

on fait des modes de toutes les choses du monde, qui ne font qu'appauvrir le Royaume et faire passer les Français pour ridicules parmi les mêmes nations des habits desquels ils se parent en leurs farces. Car j'approuve grandement que les habits soient toujours de même, comme en Espagne. Et nous avons vu de vénérables savants personnages, considérables tant par leur art que par leur doctrine, qui n'ont point voulu quitter leurs modes, voyant bien que ce n'était qu'un caprice de jeunesse.
(p. 156)

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(5)

Je suis (comme tu dis) de la divine essence
Mère du Changement et fille d'Inconstance
Jupin, Mars, Apollon et le reste des Dieux
Qui ont commandement dedans l'enclos des Cieux,
N'ont pas tant de pouvoir en cette terre ronde,
Certainement qu'en a mon humeur vagabonde.
Je fais tous les humains sous mes lois se ranger,
Mais les Français premier qui aiment le changer;
Les Français qui leur nom ont rendu redoutable
Dedans tous les cantons de la terre habitable,
Viennent s'assujettir à mon commandement,
Aimant, comme je fais, beaucoup le changement.
En leur langue commune ils me nomment la Mode;
Car ainsi que je veux les hommes j'accommode.
(Anonyme, Discours nouveau sur la Mode, Paris, P. Ramier , 1613 ; réimpresssion de 1850, p. 4-5)

Il faut s'accommoder ainsi, comme l'on fait
Refaire ses habits comme l'on les refait
Changer d'accoutrements aussitôt que j'allume
Dans les coeurs le désir de changer de coutume.
(Ibid.,p. 8)

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(6)

Cléronte :
Il faut donc, enfin, devenir semblables aux porteurs de blé, puisque la mode le veut, et suivre aveuglément ses caprices, sans examiner si des pieds elle passe à la tête. O temps ridicule ! où l'on juge de l'homme par le soulier ; où l'on estime par le chapeau ; où l'on honore par l'habit. L'homme n'est plus que l'image de la mode, et bien qu'elle ne tache qu'à le ruiner, il ne laisse pas de suivre ses lois avec plaisir lire la suite...
(Donneau de Visé, Zélinde, scène 9, p. 43)




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